Le Théâtre des Champs-Élysées est inhabituellement plongé dans le noir, une faible lumière éclaire à peine le clavier, Mikhaïl Pletnev revient saluer une dernière fois de son lent pas de théâtre, il s'incline, la main sur le cœur, se détourne un très court instant du public qui l'acclame, esquisse un signe vers son piano, compagnon de voyage que Shigeru Kawai met à sa disposition depuis des années. Ils viennent de donner les Préludes op. 11 d'Alexandre Scriabine d'une façon si singulière que le pianiste nous a convié à le suivre dans un salon de la Russie impériale, aux planchers recouverts de tapis orientaux, aux lourds rideaux mangeant les fenêtres, aux fauteuils de velours : au milieu, un grand piano dont le couvercle encombré de musiques entassées laisse sourdre une sonorité épaisse, lourde, presque sourde parfois, et des aigus perçants, vite éteints. Dans l'ancienne Russie de Pletnev, l'artiste est écouté par un auditoire cultivé suspendu au moindre souffle d'un jeu qui ce soir rejette le drame, les envolées pour s'incarner en une théâtralité du son qui se dérobe à l'éloquence et se dissout dans un atticisme affiché.
Pletnev est là quasi immobile, enchaîne les préludes fascinants par sa manière pianistique plus que par eux-mêmes. Ce sorcier est capable d'être sonore dans le sextuple pianissimo, d'être divers dans les plus infimes nuances, aidé en cela par un piano dont la mécanique semble être l'archet d'un violoncelle allant chercher le son dans la profondeur de sa résonance. Sa pédale éclaire les harmonies et colore une sonorité dont la longueur infinie, apanage de quelques pianistes des temps anciens, survit dans le piano de quelques artistes qui se passent le flambeau.
Les Préludes op. 11 de Pletnev sont étranges en ce qu'ils semblent être sa vision de l'interprétation faite par le jeune Scriabine de ceux de Chopin. Il rend hommage autant à la musique qu'à l'esthétique pianistique du mythique musicien franco-polonais, au son liquide, profond et chantant, au style cafardeux et improvisant à la recherche de la fameuse note bleue qui perce le cœur des auditeurs.
Et Pletnev nous captive, ne nous laisse pas d'échappatoires possibles : cette douceur divagante qui, par une uchronie fréquente en musique, nous fait penser à certaines pièces silencieuses de Mompou, fait taire en nous toute réserve, balayée par un musicien dont l'art est de nous faire accepter dans l'instant des déformations que nous rejetterions spontanément habituellement.