Après plusieurs productions tournées vers l’enfance (Jungle Book Reimagined en 2022 et Chotto Desh en 2023), Akram Khan propose cette année au Théâtre de la Ville une nouvelle création qui, quoique destinée à un public adulte, raconte avec une surprenante naïveté narrative un semblant de rituel féminin. En collaboration avec l’artiste saoudienne Manal AlDowayan (qui signe les costumes et la scénographie), Thikra – « Nuit de la souvenance » confronte les cultures orientales, notamment saoudienne et indienne, en multipliant les images d’Epinal et sans créer de dialogue fécond.
Dans la pénombre, on distingue tout d’abord des étoffes et des voiles rougeoyants. Au-devant de la scène, le corps d’une femme vêtue de blanc gît inanimé sur une pierre, laissant penser qu’un rite étrange vient de s’accomplir. On remonte alors le fil du temps : un groupe de femmes en sari s’extirpe d’une tanière, flanqué de deux sortes de magiciennes en robes des sables noires, tandis qu’une troisième femme apparait sur un promontoire, pourvue d’une parure pourpre à grosses perles, semblant tout droit surgie d’un film de Star Wars. Sous les traits de cette dernière, on découvre avec surprise l’ancienne danseuse de Pina Bausch, Azusa Seyama-Prioville, qui détonne complètement dans cette scénographie copieusement kitsch.
Une musique excessivement forte résonne, alternant des polyphonies et des cornemuses lancinantes. L’une des deux sorcières rampe vers le corps inerte et parvient à le ressusciter à grands renforts de cheveux tirés et de gesticulations. La jeune femme en blanc – incarnée par la brillante danseuse taïwanaise Ching-Ying Chien – et la femme en rouge entament alors une danse puis soulèvent une tablette gravée d’une écriture d’imitation cunéiforme, avant de procéder à une cérémonie de couronnement, qui pourrait évoquer lointainement un rite initiatique mère-fille.
Tout un langage se déploie autour de la chevelure des femmes, qu’elles portent longue et relâchée, mais ne cessent de nouer en tresses ou catogans, les dressant elles-mêmes au-dessus de leur tête ou tirant les unes les autres sur leurs touffes pour s’attirer à elles et se mêler entre elles. Si l'idée est originale sur le plan chorégraphique, on ne peut cependant pas situer à quelle culture renvoie cette référence capillaire. Plus généralement, on ne peut pas situer dans quels limbes se déroule ce conte ésotérique « de la souvenance », qui ne nous remémore pas grand-chose, et vacille entre une abstraction ingénue (celui d’un monde des sables disneylandisé) et une narration qui tisse un fil qu’on a peine à suivre. Le rôle des deux sorcières, qui élèvent des bols fumants et s’affrontent dans une longue scène entièrement dansée au sol, est particulièrement caricatural : le visage grimé et grimaçant, elles rampent sur scène et roulent des yeux révulsés comme si elles avaient vu Belzébuth.
En contrepoint des quatre personnages d’ensorceleuses et d’ensorcelées, le groupe des danseuses en sari évolue de façon hypnotique, comme un motif ornemental illustrant ce conte de Thikra ; c'est paradoxalement l'élément le plus réussi de la pièce. Empruntant son langage au bharata natyam, l’un des courants de danse traditionnelle indiens, leurs mains jointes papillonnantes, leurs frappes rythmées des pieds, l’élégante volubilité de leurs bras et leurs poses suspendues forment un magnifique mouvement foisonnant qui aurait sûrement suffi à la pièce.
Ce Thikra, qui nous en met plein les oreilles à défaut de nous en mettre plein la vue, se termine comme il a démarré : on remballe la pièce, en réenfilant les costumes du début et en renvoyant les personnages dans la tanière dont ils ont surgi, laissant la jeune femme blanche gésir de nouveau sur scène, comme si elle-même attendait un autre réveil.
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