La grande salle du Musikverein de Vienne accueille ce soir les Wiener Symphoniker dirigés par Lorenzo Viotti. À la suite d'un empêchement tardif de Jean-Yves Thibaudet, la première partie du programme initialement prévu est modifiée : Scriabine est remplacé par Rachmaninov et c’est le pianiste tchèque Lukáš Vondráček qui vient à la rescousse. Qu’il en soit remercié, lui qui quelques jours auparavant remplaçait déjà Yuja Wang à quelques pas de là, au Wiener Konzerthaus, avec le même orchestre et le même chef, mais dans un autre concerto de Rachmaninov.
Il est impossible de s’ennuyer en écoutant Vondráček jouer : sa lecture très personnelle du Concerto pour piano n° 2 de Rachmaninov donne du relief à la moindre note, au moindre trait. Associée à une sensibilité accrue, cette orographie rend magnifiques les passages les plus intimes de la partition, lorsque les nuances ne dépassent pas le forte. Le pianiste déploie alors une variété inouïe de textures, de dynamiques, d’inflexions, en faisant ressortir ici des contrechants inhabituels, là des harmonies troubles, tout en déployant un superbe phrasé… Si sa lecture est loin d’être conventionnelle, au moins est-elle toujours intelligible, cohérente et passionnante. On est dans l’effraction d’une intimité, dans la confidence d’une âme exacerbée, avec un aspect très chambriste dans son interaction avec le chef et l’orchestre.
Au regard d’autant de qualités et de sensibilité dans les passages intimes, il est difficile de croire à ce que l’on entend dans les nuances plus véhémentes. Dès que la confidence fait place à la déclamation, dès que les nuances atteignent au moins le forte, alors tout devient trop sec, trop fort, et l’attaque des accords est trop brutale, avec une frénésie électrique qui s’accorderait bien mieux à Prokofiev qu’à Rachmaninov. Chez Rachmaninov, les masses sonores doivent arriver souvent chargées d’un poids psychologique, se mouvoir entre elles selon l’ondulation du chant et l’équilibres de ces charges. Sous les doigts de Vondráček, elles sont projetées en claquant, par spasmes et sursauts qui, par une fragmentation excessive, bouchent tout horizon. Comment le pianiste peut-il faire preuve ici de si grandes qualités musicales tout en martelant là le clavier d’une telle manière ? À défaut de réponse, au moins termine-t-il sous son meilleur mode avec un Nocturne n° 20 posthume de Chopin mémorable de justesse et de sensibilité.