Pourquoi et comment de grands artistes se laissent aveugler et instrumentaliser par les idéologies les plus barbares ? C'est la question que pose Voyage d'automne, le troisième opéra de Bruno Mantovani donné ce 22 novembre 2024 en création mondiale à l'Opéra National du Capitole de Toulouse. Le compositeur français s'est emparé ici d'un épisode historique marquant de l'Occupation et de la Collaboration : la venue en octobre 1941 de cinq grands auteurs français au Congrès des écrivains européens organisé par le régime nazi à Weimar.
Sur un livret remarquablement construit de Dorian Astor (d'après l’ouvrage éponyme de François Dufay), nous voici plongés dans une intense tragicomédie lyrique mettant en scène un pacte faustien : cinq artistes français avides de reconnaissance, de puissance et de vanité se damnent en se laissant hypnotiser par la doctrine nazie de l'homme nouveau et de la régénération de la culture européenne. Une toile de fond glaçante qui raconte l'intemporelle puissance de fascination des idéologies totalitaires non seulement sur les foules, mais également sur des intellectuels qui apportent ainsi une caution morale aux projets les plus sombres.
Dans un train roulant de Paris à Weimar, nous découvrons aux côtés du séduisant Gerhard Heller, le censeur allemand de la vie littéraire française, trois écrivains parmi les plus talentueux de leur époque : l'homosexuel antisémite Marcel Jouhandeau, le froid et désenchanté Jacques Chardonne, et le jouisseur d'extrême-droite Ramon Fernandez. Ces trois-là seront rejoints en Allemagne par le premier des intellectuels de la Collaboration, le dandy nihiliste Pierre Drieu La Rochelle, et par l'antisémite Robert Brasillach, rédacteur en chef de Je suis partout.
Avec une telle galerie de « salauds », Voyage d'automne s'inscrit pleinement dans les conventions de l'opéra : un personnage principal – Marcel Jouhandeau – aux prises avec ses remords et sa libido, sept autres protagonistes à la fois bien campés et complexes, une intrigue érotique liant Jouhandeau et Heller, une tension qui monte jusqu'à l'arrivée au Congrès avec le discours du terrifiant ministre de la propagande Göbst (alias de Goebbels), un chœur incarnant une foule participant à cette grand-messe nazie. Autre moment glaçant : nos cinq écrivains assistent depuis leur train et de façon imprévue à l'assassinat de prisonniers juifs par des SS, et décident de ne pas en parler à leur retour en France. Seule l'apparition par trois fois du personnage de la Songeuse vient humaniser ce sombre tableau : toute de blanc vêtue, elle chante une mystérieuse élégie reprenant un poème sublime de Gertrud Kolmar, poétesse juive assassinée à Auschwitz.