C'est d'une main légère et agile guidée par une tête qui commande les doigts et ordonne le discours que Yulianna Avdeeva lance le Prélude de la Suite anglaise n° 2 de Bach. Ses doigts rebondissent sur les touches du Steinway que la pianiste fait sonner d'une façon lumineuse, transparente, sans épaisseur, mais ô combien subtile tant ses articulations sont variées et sans inertie. Ce Bach n'est pas spéculatif, il est purement instrumental, rigoureusement cadré mais libre dans la façon dont la pulsation fait avancer la musique sans un temps mort, sans une once de gras, sans non plus la moindre hésitation, ce petit tremblement qui rend vivantes les phrases qui semblent alors s'animer d'une vie qui surprend l'auditeur. Et qui manque peut-être ici parfois mais dont on ne prend conscience que peu à peu. Réserve minime face à cette perfection et détermination.
L'ancienne Premier Prix du Concours Chopin de Varsovie, cru 2010, sait où elle va et y va : son jeu est souverain, mis au point avec un soin maniaque, articulé de façon variée, nuancé avec une science des oppositions de sonorités, comme de la fusion des timbres admirables. Sa main gauche est alerte et indifférenciable de la droite, ce qui est appréciable quand l'une et l'autre se répondent ou s'imitent. Prélude, Allemande, Courante, Sarabande, Menuets et Gigue se succèdent sans aucun temps mort. On remarque qu'ils sont moins soucieux de danse que de mouvement, de pulsation, de transparence contrapuntique. On admire néanmoins leur coupe impeccable et l'on reste bouche bée devant la Sarabande murmurée dans une couleur fondue, chant continu qui ne dit rien d'autre que sa pure beauté sans souligner, sentimentaliser le propos.
Le Bach de Yulianna Avdeeva n'est pas gris comme la blouse d'un instituteur de la IIIe République ; l'instrumentiste n'est pas du genre à ralentir les fins de phrases pendant quatre ou cinq mesures, encore moins du genre à marquer les temps et faire entendre la monotonie des barres de mesure qui défilent comme des poteaux le long d'une voix de chemin de fer. Il n'est pas davantage du genre qui éteint le piano en refusant d'utiliser la pédale. Il est informé historiquement et la façon dont la pianiste ornemente et arpège rapidement certains accords le montre, mais la musicienne n'est ni prisonnière de l'éphémère de recettes musicologiques parfois vite démodées, ni arbitraire dans ses choix. Et c'est ainsi que son style de jeu ne ressemble ni à celui de Glenn Gould, ni à celui de Sviatoslav Richter, ni à celui de Tatiana Nikolayeva, ni à celui d'Angela Hewitt, ni à celui d'András Schiff. Et ce n'est pas un mince mérite, car il est original tout en n'étant pas du genre qui se démarque par des idiosyncrasies faciles.