Hector Berlioz entretenait une relation compliquée avec l’opéra : Benvenuto Cellini a fait un four et la réputation du compositeur à l’Opéra de Paris ne s’en est jamais remise ; Béatrice et Bénédict, opéra comique conçu d’après Shakespeare, a échoué à trouver sa place dans le répertoire ; et le compositeur n’a jamais vu une seule exécution complète de son épopée Les Troyens. Sir John Eliot Gardiner n’a jamais dirigé Béatrice et Bénédict, malgré le fait qu’il « aime par-dessus tout » cet ouvrage et bien qu’il ait un souvenir ému de l’avoir joué au violon, sous la direction de Sir Colin Davis, au Chelsea Opera Group en 1963. Gardiner a en revanche dirigé des productions remarquées des Troyens et de Cellini ; il reviendra d’ailleurs à ce dernier cet été. Entre deux répétitions avec le London Symphony Orchestra, nous nous sommes rencontrés pour parler de ces deux opéras très différents, qu’il considère tout deux comme des chefs-d’œuvre du répertoire lyrique.
Gardiner a dirigé Les Troyens à Paris pour le bicentenaire de la naissance de Berlioz, en 2003. « La première fois que j’avais entendu cette œuvre, c’était par Colin Davis, avec le LSO, au Festival Hall, et j’avais une vingtaine d’années, explique-t-il. Je l’avais déjà retenue : c’était l’œuvre que je voulais vraiment monter. Avec Jean-Pierre Brossman qui était directeur du Théâtre du Châtelet au moment du bicentenaire, nous l’avons planifiée sur une période de cinq ans. Nous savions tous les deux que le public français – et particulièrement parisien – était sceptique à l’égard de Berlioz. Nous avons donc décidé de guider leur écoute, en programmant tout d’abord deux opéras de Gluck – Orphée et Euridice et Alceste – et ensuite Oberon (Weber était un autre grand héros aux yeux de Berlioz).
« En 1990, l’Opéra Bastille a ouvert sa saison avec Les Troyens mais ils ont coupé des pans entiers. Nous avons décidé que nous jouerions toutes les notes, de façon à donner une version que Berlioz lui-même n’avait jamais entendue. » Le compositeur s’est battu pour faire monter Les Troyens sur scène, permettant finalement aux actes III à V d’être mis en scène sous le titre des Troyens à Carthage. Même cette forme fut taillée en lambeaux pendant que Berlioz était alité, souffrant. « Ce fut un terrible moment de tristesse et de dépression dans sa vie, explique Gardiner, mais c’est un chef-d’œuvre, cela ne fait aucun doute. L’un des aspects les plus extraordinaires de cet ouvrage réside dans la minutie, l’acuité de Berlioz dès qu’il s’agit d’entendre l’orchestration et les détails de l’articulation au sein de la formation, alors même qu’il n’avait jamais entendu sa partition jouée ! »
Gardiner se souvient de la formidable distribution qu’il avait rassemblée au Châtelet, qui comprenait Gregory Kunde (Énée), Susan Graham (Didon) et Anna Caterina Antonacci, « la plus stupéfiante des Cassandre ». Jouer sur instruments d’époque avec son Orchestre Révolutionnaire et Romantique a donné lieu à de formidables révélations. « Ce que j’ai trouvé absolument électrisant, c’est l’emploi des saxhorns dans la “Chasse royale” et la “Marche troyenne” parce que personne ne s’en préoccupe plus de nos jours. Ce sont des instruments tellement singuliers, ils sont envoûtants. J’ai eu une telle chance de pouvoir emprunter toute une famille de neuf saxhorns à un collectionneur privé adorable, qui travaillait pour les chemins de fer français, monsieur Bruno Kampmann. J’avais essayé dans les conservatoires, à la fois à Paris et à Bruxelles, et cela ne m’avait mené nulle part. Je n’oublierai jamais leur son, la première fois que je les ai entendus sur scène, dans la “Chasse royale”. Cela m’a tout simplement ému aux larmes. »
Les couleurs que Berlioz trouve dans l’orchestre sont vraiment remarquables, ce qui m’amène à demander ce qui fait que Berlioz sonne comme Berlioz. « Tout d’abord, son oreille aiguisée pour ce qu’il appelait timbre varié – il était tellement scrupuleux, soucieux de distinguer les équilibres au sein d’un pupitre de bois. Pour vous donner un exemple que je trouve absolument hypnotisant : dans la mort de Didon, vous avez une clarinette basse – qui était un instrument très inhabituel à cette époque – avec cor, piccolo et flûte. C’est une combinaison tout simplement extraordinaire. C’est tout à la fois ensorcelant, caverneux et déchirant.
« C’est un premier aspect. L’autre est qu’il conçoit avec très peu de différences, à mon sens, les voix et les instruments : dans une pièce comme Roméo et Juliette, il peut donner à entendre les rôles de Roméo et Juliette en tant que personnages chantés dans la scène d’amour, puis les supprimer et laisser l’orchestre incarner les deux amants sans perdre la moindre expressivité. C’est tellement audacieux et courageux ! Il dit : “Regardez, j’ai un orchestre qui est aussi expressif que pourrait l’être un chanteur, un chœur, un romancier ou un poète”. Parce que c’est cela avec Berlioz, il dit “Je suis un homme de lettres”. Il écrivait merveilleusement. S’il n’avait pas écrit une seule note de musique, il mériterait quand même d’être reconnu en tant qu’écrivain. Mais je pense que la musique, jusqu’à Beethoven, a été un art sous-estimé, en ce qui concerne sa capacité d’exprimer toute la gamme des émotions humaines au moyen d’un orchestre.
« Avec les instruments d’époque, c’est nettement plus facile parce qu’ils ont leur propre nature ; ils sont beaucoup plus différents les uns des autres que les modernes. Vous disposez donc d’une palette de couleurs plus large. Potentiellement, vous avez également un ambitus dynamique plus vaste ; si vous laissez un orchestre moderne se perdre dans un fortissimo, le son coagule. Vous pouvez vous aventurer dans la zone rouge avec un orchestre sur instruments d’époque sans une impression de congestion mais avec une incroyable sensation d’excitation. »