Plume habile, voix chantante, jugement pondéré, Christian Merlin est bien connu dans la sphère des critiques musicaux. Au Figaro depuis 2000, il est aussi chroniqueur sur France Musique et intervient régulièrement, sur cette même antenne, dans le club des critiques animé par Lionel Esparza ainsi que dans la tribune des critiques de disques. Il collabore également avec les revues spécialisées Diapason ou L’Avant-Scène Opéra.
Dans un long entretien publié en deux temps, il revient tout d’abord sur son expérience de critique musical et sur les enjeux de ce métier singulier.
Christian Merlin : La première que j’ai écrite n’était pas du tout destinée à être publiée, c’était dans un cahier où je tenais mes comptes-rendus de concerts. J’étais étudiant en khâgne, au lycée Louis-le-Grand, et je sortais le soir : à l’Orchestre de Paris, il y avait des places pas chères qui étaient mises en vente deux heures avant, et on était dans les cinq premiers rangs de Pleyel. J’ai alors eu assez tôt envie de fixer par écrit mes impressions. La première fois a dû être en 1983 ou 1984, et c’était la Cinquième Symphonie de Mahler. J’avais réservé ce concert en sachant que j’aimais beaucoup cette œuvre et que c’était Rafael Kubelik qui devait diriger. Je l’adorais, il était un grand mahlerien, mais aussi un vieux monsieur, souvent malade. Il a annulé… Je me souviens que j’avais été contrarié ! Et puis il y a eu l’appel de trompette… et dès le premier tutti j’étais complètement captivé, renversé ! Pour moi qui ai préféré pendant longtemps écouter mes disques plutôt que d’aller au concert, ce moment-là a tout changé. Je n’avais jamais eu cette impression physique du son qui vous déferle dessus dans une salle. À la suite de cela, j’ai écrit dans un cahier des impressions, sans doute assez sommaires et maladroites, mais assez vite ensuite j’ai voulu ne pas me contenter d’impressions. J’ai alors commencé à élaborer un discours, en m’inspirant des critiques que je pouvais lire dans les journaux.
TL : C’est la lecture de critiques qui vous a poussé à écrire ?
CM : Oui ! Il faut remonter un peu en arrière : après une adolescence où je m’étais éloigné de la musique classique, j’y suis revenu après le bac, à l’hypokhâgne, parce que j’avais des camarades très mélomanes. Cela m’a fait prendre conscience que j’étais passé à côté de quelque chose… J’ai donc voulu rattraper le temps perdu. J’ai commencé à vouloir me constituer une discothèque, et pour cela j’ai acheté des guides du disque, où il y avait des critiques. J’ai alors pris conscience de l’importance de l’interprétation et cela m’a intrigué. J’ai écouté des émissions comme la Tribune des critiques de disques, à lire les critiques de Pierre Petit dans le Figaro, que mon père ramenait tous les jours à la maison… J’achetais Diapason, Le Monde de la Musique et je me précipitais sur les critiques de disques ! Et là, effectivement, la lecture de ces critiques m’a conforté dans l’idée qu’il était passionnant d’essayer de mettre des mots sur la musique et en particulier sur l’interprétation. Je comparais non seulement les interprétations… mais aussi les critiques, et j’ai essayé d’y mettre mes propres mots, aussi bien à l’écrit qu’à l’oral. Quand j’étais khâgneux, j’étais interne, et quand je rentrais le soir après un concert, il était rare que mes camarades soient couchés, et je faisais alors mes comptes rendus ! Un jour, un camarade m’a interrompu. Il m’a dit : « Au fond, ton rapport à la musique est complètement intellectuel ! » Vexé, j’ai répondu : « Pas du tout ! C’est exactement le contraire : c’est entièrement sensuel, et c’est dans un deuxième temps que j’ai besoin de mettre des mots, d’analyser, d’essayer de comprendre ce qui m’a plu, pourquoi j’ai été ému, ce qui a été caractéristique dans cette exécution… mais cela, c’est la deuxième étape, après un choc qui est charnel ! » Depuis, je n’ai pas dévié de cela.
TL : Quel est le rôle de la critique de concert selon vous ? Transmettre cette expérience sensuelle au lecteur ?
CM : Certainement ! Le rôle du critique est triple : raconter, analyser, juger. Raconter, car un concert (ou une représentation d’opéra), c’est une expérience singulière, une soirée qui ne ressemble à aucune autre. Une des fonctions du compte-rendu critique, c’est donc en effet de faire participer les lecteurs, de leur donner l’impression qu’ils y étaient. Analyser, c’est absolument essentiel. C’est une démarche d’ouverture, puisqu’il faut essayer de comprendre ce que l’interprète a voulu faire, la spécificité de l’exécution qu’on a entendue et vue. Enfin, juger, parce que l’analyse ne suffit pas. La critique se doit d’évaluer, de soupeser, de rendre justice à ce que l’on a ressenti soi-même. Je ne crois pas à une critique objective ou entièrement impartiale. Cela va sembler brutal mais il faut trancher, se prononcer, ne pas hésiter à dire : « Visiblement, l’interprète a voulu faire cela, il a telle conception de l’œuvre… mais je n’ai pas adhéré. » Mais il faut expliquer pourquoi, c’est la priorité des priorités : ne pas s’en tenir au jugement de goût. C’est pour cela que juger arrive à la fin, après raconter et analyser : une critique qui n’est pas argumentée est pour moi nulle et non avenue.
TL : Entre la critique de concerts et la critique de disques, est-ce que votre mission, vos attentes sont les mêmes ?
CM : Pas tout à fait. La critique de disques a beaucoup plus à faire avec un absolu de l’interprétation. L’ambition a longtemps été de fournir une version de référence. J’ai très tôt contesté cette idée, en tout cas au singulier : il y a des versions de référence. En plus, les goûts, les sensibilités évoluent, donc il faut être prudent. Néanmoins, un disque vient inévitablement s’inscrire dans un paysage discographique déjà formé, souvent vaste… On va donc commencer à comparer, à examiner comment cet enregistrement s’inscrit dans une histoire de l’interprétation. La critique de concerts est plus déconnectée de cela, car elle traite non pas d’un objet manufacturé qui est destiné à rester, mais d’un moment fugitif, un moment unique qui n’est pas « reproductible ». Bien sûr, on peut l’enregistrer… mais cela devient autre chose. Sergiu Celibidache l’avait bien senti, lui qui défendait l’idée que la musique prenait place dans un temps et un espace donné, et que l’enregistrement n’était qu’une pâle copie qui, au fond, trahissait le côté hic et nunc du concert !
Cela n’exclut pas des comparaisons. Pour des interprètes que l’on a vu plusieurs fois, on va pouvoir se dire : « Tiens, aujourd’hui il n’était pas en forme, il a raté telle ou telle chose », ou « Il a pris des tempi plus rapides que d’habitude ». Parfois on est un peu parasité par des souvenirs : j’ai un problème avec le Requiem de Fauré, depuis que je l’ai entendu par Carlo Maria Giulini en 1985 ou 1987. C’était tellement magique ! Désormais, chaque fois que je vais entendre cette œuvre en concert, j’ai tendance à penser : « Rien à faire, ce n’est pas Giulini… ». C’est une grave erreur ! La critique de concert doit rester dans l’instantané, dans quelque chose de fugitif. C’est ce qui fait la beauté de l’éphémère, c’est cela le charme du concert… mais aussi l’intérêt de la critique de concert, qui est d’essayer de restituer ce qui a pu se passer.