Auréolé des succès de L'Opéra de quat'sous et de Mahagonny, Kurt Weill eut l’insigne honneur de voir Der Silbersee bénéficier d’une triple première le 18 février 1933 à Leipzig, Erfurt et Magdebourg. Las, Hitler avait accédé au pouvoir dix-neuf jours plus tôt et le 4 mars de la même année les représentations de ce « conte d’hiver » – dont le livret de Georg Kaiser dénonçait clairement la situation sociale et politique de l’époque – furent brutalement interdites. Le compositeur quitta l’Allemagne nazie le 21 mars pour Paris puis New York où il fit la brillante carrière que l’on sait à Broadway alors que Kaiser émigra en Suisse en 1938.
Troisième collaboration entre les deux hommes, Der Silbersee n’est pas à proprement parler un opéra mais plutôt un curieux hybride, une espèce de singspiel où une heure trente de musique alterne avec de longues scènes parlées (intégralement réécrites et actualisées dans la présente version) pour donner un spectacle qui dure ici trois bonnes heures.
L’intrigue se réduit à peu de choses : l’agent de police Olim blesse gravement par balle Severin, un prolétaire révolté coupable d’avoir volé un ananas. Ayant gagné le gros lot à la loterie (ici, l’Euromillions), Olim s’établit dans un luxueux château. Regrettant amèrement son geste, il recueille Severin et s’en fait un ami. Expulsés du château à la suite des manigances de la perfide gouvernante Frau von Luber (tante de la pure Fennimore) et du baron von Laur, Olim et Severin, à présent pareillement démunis, pensent d’abord au suicide puis marchent en quête de rédemption vers le Lac d’argent.
À l'Opéra de Flandre, le jeune metteur en scène allemand Ersan Mondtag explose littéralement l’œuvre, situant la représentation en 2033 (soit exactement un siècle après sa création) où un système politique répressif oblige les protagonistes à donner un nouveau sens à la partition, au-delà des clichés convenus de l’opéra traditionnel.
C’est ainsi qu’après une ouverture pétaradante aux accents jazzy et canailles, le rideau se lève sur un théâtre dans le théâtre et le rideau du décor s’écarte pour nous montrer des fossoyeurs mutants, blanchâtres et aux membres allongés en train d’enterrer la Faim, une espèce de pitoyable homuncule. Et c'est ici qu’intervient la figure emblématique du metteur en scène interventionniste qu’on retrouvera tout au long de la représentation, joué avec un abattage stupéfiant par Benny Claessens (qui interprète aussi Olim) : mécontent de la transformation des vagabonds en mutants empoisonnés par la pollution, il décide à présent d’en faire des personnages du conflit israélo-palestinien (toujours pas résolu en 2033, semble-t-il) et nous voyons apparaître sur scène deux militaires israéliens en kaki et un groupe de djihadistes aisément reconnaissables à leur vêture noire, leur ceinture explosive, leur kalachnikov et leur cagoule ceinte d’une bande verte à la gloire d’Allah. Plus loin, on en fera des espèces d’humanoïdes sortis de La Guerre des étoiles.