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Le théâtre liturgique de Romeo Castellucci à la cathédrale de Genève

Von , 12 Mai 2025

Monumental. C’est le mot qui semble le plus approprié face à la proposition tissée par Barbara Hannigan et Romeo Castellucci autour du Stabat Mater de Pergolèse et d’œuvres de Giacinto Scelsi, commande du Grand Théâtre de Genève, hors les murs pour l’occasion. Dans la cathédrale Saint-Pierre, dans le temple même de la Réforme calviniste où en août 1535 les protestants, menés par Guillaume Farel et Jean Calvin, détruisirent les tableaux, tapisseries, décors polychromes, autels, statues, jubé et orgue qui ornaient cette même cathédrale, Castellucci propose de recomposer un livre d’images et de musique grâce à des tableaux vivants autour de la genèse d’un monde, de la relation d’une mère et son fils, d’un enfant d’une femme et d’un homme, le tout nourri d’un imaginaire pictural directement inspiré de peintres italiens de la Renaissance ou de l’actualité guerrière la plus crue.

Stabat Mater dans la cathédrale Saint-Pierre
© GTG / Monika Rittershaus

Un très prude « la scénographie et les images présentées (…) n’impliquent en rien l’Eglise Protestante de Genève », est placé en bas du programme. Car oui, en personnalité majeure des arts vivants puisant ses références dans les arts plastiques et dans la culture catholique, Castellucci questionne ici frontalement la place de l’art dans notre société et réactive la querelle des formes et du sens entre iconoclastie et iconodulie.

Et il commence fort. Dans ce théâtre liturgique, le public est installé sur l’aile est de la nef, prise pour l’occasion dans toute sa longueur – qui était la position des bancs lors des prêches de Calvin –, enserrant la chaire pastorale. Sur l’aile ouest, la scène, où une longue estrade parcourt la nef, s’élève au-dessus et face à notre regard. Entre chien et loup, le public s’installe dans une quasi pénombre. Puis une longue procession commence face à nous, du fond vers l’avant de la cathédrale, où des soldats en tenue de combat, masqués, transportent un à un les instruments peints en noirs et kaki d’un orchestre de guerre clandestin qui (re)prendra sa place dans le chœur de l’édifice.

Stabat Mater dans la cathédrale Saint-Pierre
© GTG / Monika Rittershaus

Quand, depuis ce chœur, l’Ensemble Contrechamps commence à jouer les Quattro pezzi per orchestra de Giacinto Scelsi, le ton est déjà donné entre attente et tension dans cette musique spectrale, composée lors d’un séjour en hôpital psychiatrique, où chaque pièce est construite autour d’une seule note. C’est une ouverture de l’espace dans la première pièce, un appel dans la deuxième, une attente et une recherche dans la troisième, et une vision infernale à travers un cluster assourdissant dans la quatrième. Face à nous, un ballet abstrait de trois tiges blanches montées sur des châssis motorisés et des soldats de dos figurent une séquence de transmission… au monde entier. C’est là le fil dramaturgique que l’on retrouvera à la fin avec les Three Latin Prayers du même compositeur, et qui encadre donc le Stabat Mater de Pergolèse, comme une dimension temporelle, contemporaine autour d’une forme spirituelle, immortelle.

Notre oreille ainsi préparée est littéralement saisie lors de l’apparition de la musique de Pergolèse, ici particulièrement articulée et ralentie par les six interprètes de l’ensemble Il Pomo d’Oro, dès les premiers accords, permettant aux volutes sonores de se déployer sans confusion et avec netteté dans l’espace infini de la cathédrale. Cette version maniériste est aussi emplie de sensualité, avec le petit ensemble placé derrière la longue estrade, dos aux chanteurs, invisible pour le public.

Barbara Hannigan et Jakub Józef Orliński
© GTG / Monika Rittershaus

Autonomes et préparés en amont, les musiciens seront régulièrement et discrètement dirigés par Barbara Hannigan, qui s’empare de la proposition scénique et vocale à grand renfort de théâtralité. Toujours juste même si parfois à la limite du surjeu, la soprano n’hésite pas à prendre des risques vocaux, détimbrant des phrases, jouant d’un vibrato plus ou moins serré, claudiquant certains passages de notes ou en surinvestissant d’autres. Toujours au service d’une prière où la mère, la femme, est au centre de l’émotion et d’un dispositif dramaturgique qui ne cesse de nous ramener à l’image classique de la pietà.

Face à elle, le contre-ténor Jakub Józef Orliński est troublant de tempérance et de constance, concentré sur son sort christique et son chant homogène et égal. Imperturbable, il forme avec Hannigan un duo d’une parfaite complémentarité dont la clé de voûte en sera le Quando corpus morietur final, dans un Largo assai qui nous laissera pantois.

Stabat Mater dans la cathédrale Saint-Pierre
© GTG / Monika Rittershaus

Les trouvailles scéniques sont nombreuses dans ce spectacle tout à fait saisissant, à commencer par les éclairages quasi mystiques de la cathédrale, ou cette séquence où quinze enfants assis tout au long de l’estrade porteront chacun leur Croix : un Christ convulsé de douleurs. Les grandes portes s’ouvrent et l’on sort dans la nuit, profondément marqué et fasciné par l’absence de saluts et l’espace silencieux que cela a ouvert. Mais l’on a du mal à se départir d’une sensation où l’efficacité et l’originalité du dispositif ont peut-être quelque peu éloigné l’introspection au profit de l’éloquence… Question de formes !

****1
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“Les trouvailles scéniques sont nombreuses dans ce spectacle tout à fait saisissant”
Rezensierte Veranstaltung: Cathédrale Saint-Pierre, Geneva, am 10 Mai 2025
Scelsi, Quattro pezzi per orchestra
Pergolesi, Stabat Mater
Scelsi, Three Latin Prayers
Grand Théâtre de Genève
Barbara Hannigan, Musikalische Leitung, Sopran
Romeo Castellucci, Regie, Bühnenbild, Kostüme, Licht
Maîtrise du Conservatoire Populaire de Musique de Genève
Christian Longchamp, Dramaturgie
Jakub Józef Orliński, Countertenor
Ensemble Contrechamps
Il Pomo d'Oro
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