Théâtre des Champs-Élysées. Avec dix minutes de retard suite au violent orage qui s’est abattu sur Paris, le rideau s’ouvre sur un espace desséché, entre sable et rocaille. On pourrait être en Grèce, on pourrait être ailleurs, aussi bien au Maghreb qu’au Texas ou en Australie. À côté d’un monticule gravillonneux, une fosse rectangulaire ne laisse en revanche pas de place au doute ; la mort n’a pas de visage mais elle a ses décors.
C’est au seuil du tombeau que commence Orfeo ed Euridice, opéra de Christoph Willibald Gluck présenté ici dans sa version de 1762. Le compositeur n’a pas donné dans la fioriture : trois personnages, un chœur, trois actes qui se succèdent en moins d’une heure trente sans péripétie superflue. Le metteur en scène Robert Carsen n’a pas davantage cherché à étoffer le mythe. Le dépouillement est sa marque de fabrique, le recours aux éléments bruts sa signature : la terre, le feu et l’eau apparaîtront ici comme un refus de l’artifice, un retour à l’essence de toute chose.
Une lumière rasante, blanche, crue, vient trancher la scène en diagonale, accentuant l’atmosphère crépusculaire. La beauté de l’image coupe le souffle. Toutes les scènes auront cette haute qualité picturale, magnifiées par les éclairages de Peter Van Praet. Une silhouette se détache, qui nous tourne le dos. Costume sombre de circonstance. Nul besoin d’être fin connaisseur pour deviner l’identité du personnage mais cela a peu d’importance. Même avant qu’il ne s’agite, ne s’élance vers le chœur en procession, ne s’accroche vainement au linceul d’Eurydice, on s’identifie tous à Orphée.
C’est le tour de force de Carsen : dans son style épuré, le metteur en scène parvient à faire d’un mythe maintes fois relu, réinterprété, réécrit, un spectacle universel d’une beauté poignante, qui laisse toute sa place à la musique et à l’évolution psychologique des personnages. Ceux-ci sont idéalement incarnés : Philippe Jaroussky, en scène du début à la fin, s’approprie le désespoir d’Orphée avec un réalisme glaçant. Sa voix, bien que légèrement engorgée dans son registre grave, prend des accents expressifs bouleversants qui ne nuisent pas à la continuité de son chant. Son air célèbre du troisième acte (« Que faro senza Euridice »), pourtant difficile à habiter, transmet une émotion de plus en plus intense, maintient les points d’orgue sur un fil et laisse la salle suspendue à ses lèvres. Quant à Patricia Petibon, son Eurydice ne s’exprime que dans le dernier tiers de l’opéra mais elle laisse une impression durable, avec une force de caractère qui transparaît dans sa voix charnue. Enfin, adoptant les traits physiques d’Orphée ou Eurydice selon l’acte, Amour est joliment interprété par Emőke Baráth, le timbre pur de la soprano hongroise s’accordant parfaitement avec la nature du personnage.