Il y a quelques mois, arrivé le matin même du Canada où il avait été privé de concerts et récitals dans ce pays qui punissait alors un artiste russe qui avait pourtant fait défection, comme on le disait du temps que les citoyens soviétiques fuyant l'URSS étaient accueillis à l'Ouest à bras ouverts, Alexander Malofeev était venu assister au récital historique que donnait son confrère Nikolaï Lugansky au Théâtre des Champs-Élysées devant une salle comble. Ce Malofeev-là avait les traits tirés, était sans le sou, loin de sa famille, hébergé par son agent.
Quelques mois plus tard, le revoici à Paris. C'est un grand jeune homme, athlétique, si blond que ses cheveux paraissent blancs, habillé de noir qui prend place devant le Yamaha installé sur la scène de Gaveau. La salle n'est pas pleine, mais les dents creuses sont au dernier balcon et l'on perçoit au parterre la tension des grands soirs. Et c'en sera un, malgré les réserves qui vont suivre, qui s'accompagneront dans le même temps d'une grande admiration pour un pianiste et un artiste de premier plan dont les idées musicales ne vont pas toujours dans le sens des œuvres.
Mais commençons par la première partie du programme qui exposait ce qui peut gêner dans la façon qu'à Malofeev de lire et comprendre Beethoven et ce qui fait que l'on reste baba devant son pianisme. Vraiment, la Sonate « au Clair de lune » doit-elle être jouée de façon si déstructurée dans son premier mouvement arbitrairement phrasé de façon discontinue, sans que jamais la moindre pulsation ne se fasse jour, tant le tempo va et vient au gré de raisons que l'on ne saisit pas ? Si ce n'est que plastiquement le jeu est d'une plénitude, d'une élasticité irréelle, d'un contrôle du clavier absolu jusque dans le pianissimo le plus ténu. Il y a du Mikhail Pletnev là-dessous, mais l'aîné de Malofeev a la force mystérieuse des révolutionnaires qui vous font accepter leurs idées incongrues dans le temps même qu'ils les exposent. Le finale montrera même des nuances affectées absentes partout ailleurs dans le jeu de Malofeev – comme dans celui de Pletnev.
À peine avait-il commencé la Sonate « la Tempête » qu'une auditrice faisant un malaise au parterre sera évacuée. Un temps interdit par la situation, le pianiste sortira pour revenir quelques minutes plus tard reprendre l'Opus 31 n° 2 de Beethoven. Il la joue à sa façon, comme l'Opus 27 n° 2 l'avait été, hédoniste, plus fantaisie improvisée que dramatique. Mais jamais Malofeev ne semble arbitraire de façon provocante. Il entend, il se figure cette musique différemment et ce qu'il fait, si l'on oublie ce que l'on sait – pense savoir ? – de l'œuvre est d'une beauté souveraine par certains aspects. Car son piano est à se damner... si ce n'est, et l'on va s'en apercevoir plus encore dans la seconde partie du récital, que jamais il ne soutient longtemps une ligne de chant, comme s'il s'interdisait ce bonheur tout simple qui consiste à chanter.