La venue du mythique chef finlandais Leif Segerstam est suffisamment rare pour constituer un événement en soi. Ce chef d’orchestre et compositeur prolixe, qui a un peu l’allure du Brahms de la maturité avec sa grande et longue barbe blanche, est un homme atypique. Ancien directeur des opéras d'Helsinki et de Stockholm, il est aussi un chef d’opéra très recherché. C’est sans doute la raison pour laquelle figurait au milieu d'un programme purement symphonique, la scène finale du Capriccio de Richard Strauss avec la soprano irlandaise, Orla Boylan. Autant le dire tout de suite, la soprano a déçu avec un timbre aigre, un allemand peu compréhensible et une technique insuffisante lui faisant notamment perdre de sa justesse lors de ses trop rares pianissimi. Leif Segerstam lui offrait pourtant un accompagnement de toute beauté à la fois raffiné, lisible et présent sans être envahissant. Mais insérer cette pièce entre les tourments de Tchaïkovski et l’euphorie tellurique de Sibelius n’était sans doute pas une bonne idée. Et ces deux magnifiques pièces orchestrales que sont la fantaisie symphonique Francesca da Rimini de Tchaïkovski et la Symphonie No. 2 de Sibelius, constituaient bien le cœur de ce concert.
La première partie du concert était donc consacrée à Francesca da Rimini de Tchaïkovski, une œuvre finalement assez rarement jouée. Comme La Tempête ou Roméo et Juliette, elle appartient à ces compositions qui permettent à Tchaïkovski de mettre le souffle de son inspiration au service d’une œuvre littéraire de génie. Née à la suite de la lecture de la Divine Comédie de Dante, elle fut composée lors d’un voyage à Bayreuth en 1876, voyage au cours duquel Tchaïkovski ne rencontrera pas Wagner mais… Liszt. Ce n’est donc pas un hasard si elle fait davantage penser aux poèmes symphoniques de ce dernier qu’à la Tétralogie pour laquelle Tchaïkovski avait pourtant fait le voyage. L’ambiance sombre voire funeste, la fébrilité et l'agitation émanant de cette pièce sont magnifiquement rendues par un Orchestre National de France en très grande forme, qui domine avec autorité son Tchaïkovski. On sait l’importance et le rôle structurant qu’ont les cordes dans la musique de Tchaïkovski, et les cordes du National s’y sont révélées à la fois précises et frémissantes, charnues et agiles, ce qui concourt à créer une atmosphère par moments démoniaque tout à fait adaptée. Dans la première partie qui ne laisse que peu de répit à l’auditeur, l’esprit de La Tempête n’est vraiment pas loin alors que le passage central Andante cantabile permet d’entendre un Tchaïkovski plus mélancolique magnifiquement rendu par les bois de l'ONF. Ce répit presque élégiaque est vite interrompu par de sombres chorals de cuivres aux harmonies serrées qui annoncent le retour de la tempête. Leif Segerstam déchaîne alors l’orchestre qui, dans une belle unité de ligne et de son, emmène l’auditeur saisi d’effroi et d’angoisse, vers une apothéose tempétueuse qui n’est pas sans rappeler l’énergie qu’y mettait un certain Evgeny Svetlanov. L’incroyable et toujours étonnante succession d’accords répétés de la toute fin de l’œuvre prend alors incontestablement une allure palpitante et dantesque. Du grand art !