Ces dernières années, on a surtout entendu la 6ème de Mahler sculptée par des baguettes démiurges : celles de Simon Rattle, de Yannick Nézet-Séguin ou encore de Daniel Harding. Toutes ces lectures paraîtraient outrancières face à celle que proposait Franz Welser-Möst et l'Orchestre de Cleveland à la Philharmonie. Lundi dernier, le chef autrichien s’est fait le héraut d’un revirement esthétique total : retour à une sobriété classique, sublimée par la vitesse.
Qu’il a fier allure, cet Orchestre de Cleveland, étincelant sous les feux de la rampe, déjà sagement assis sur scène, comme attendant notre arrivée ! Et quel air de pudicité impassible sur le visage du chef, tandis qu’il avance vers ses musiciens ! Et pourtant, on a rarement autant été saisi au collet dès le rythme de marche initial, le tempo preste et la scansion affûtée des cordes provoquant un émerveillement immédiat. Au lieu d’être appuyées, les salves successives sont pensées comme des rebonds rapides, presque furtifs. D'une régularité quasi métronomique, le chef tisse une toile suffisamment légère pour ne pas être motorique. Il s’autorise même une respiration plus ample dans le thème lyrique en fa majeur, les cordes y faisant soudainement preuve d’un liant et d’un chatoiement très “Mitteleuropa”. Mais très vite, des cuivres rutilants de couleur nous rappellent qu’on a passé l’Atlantique.
Là où Rattle marquait ses transitions d’un léger rubato très caractéristique, Franz Welser-Möst semble partisan des coutures bien nettes. En coupant les fils du raccordement expressif, les sons (qui chez Rattle coulaient les uns dans les autres) gagnent en autonomie. Est écartée l’atmosphère brumeuse dans laquelle les adeptes de l’expressionnisme retiennent pourtant quelque chose du temps vécu, des latences qui sont ceux de la conscience humaine. Ici, c’est une conception spatiale, passant par des plans sonores bien différenciés, qui est privilégiée. Sans pour autant chercher dans le gigantisme matière à contraste, l’interprétation de Welser-Möst ne souffre d’aucune baisse de tension, grâce notamment à un dynamisme permanent des timbres (le xylophone, cristallin !) et des attaques (les cuivres).
Vient alors l’Andante, tout à fait “cantabile”, mais toujours dans une sobriété qui, tout en observant les nuances, ne sombre jamais dans la mièvrerie. Chez Welser-Möst, la main et la baguette n’ont plus un rôle tout-puissant ; ils n'ont pas droit de vie et de mort sur les phrases musicales, mais ne possèdent qu’une fonction incitative. Cette distanciation vis-à-vis du matériau musical est d’ailleurs tout à fait manifeste dans le geste du chef : Welser-Möst n’empoigne pas, ne saisit pas. Il exhorte. Son visage n’est pas tordu par l’expression, c’est le visage concentré d’un musicien (donc un sportif) en plein effort. Out la “culture de l’apparence” : avec lui, la battue retrouve un caractère essentiellement fonctionnel. Ce n’est là encore qu’un symptôme supplémentaire servant une impression plus générale : celle de voir en Welser-Möst la résurgence d’une “autre manière”, à qui ne suffit plus pour accomplir son devoir de suivre la tradition (qu'on estime établie par Bernstein) d’une interprétation qui peu ou prou s’identifie à la psyché de son chef, en suit les contours et les méandres. Ici, Franz Welser-Möst – qu’on pourrait qualifier d’anti-Bernstein par excellence – entend revendiquer une substantialité au-delà de l’expression stylisée des passions.