Désespérante dans le nord, bienfaisante quand elle arrose le sud, la pluie qui est tombée quasi toute la journée de mercredi sur La Roque d'Anthéron a rafraîchi l'atmosphère et rendu l'air plus léger dans le Parc de Florans. Il est 9h45 ce matin jeudi. Le public s'est installé dans les gradins qui font face à la conque acoustique sous laquelle est installé un Steinway noir, surplombé ce matin encore par les micros de France Musique et par une curieuse tête de mannequin enfichée au sommet d'une pique sympathiquement révolutionnaire : elle enregistre en binaural les récitals de piano qu'il faut aller chercher sur le site de la chaîne pour bénéficier du son immersif hyper réaliste que permet ce type de prise de son.
Les cigales dorment encore, un oiseau au loin chante, le soleil est encore derrière les grands arbres qui délimitent cet écrin merveilleux, il fait un temps radieux quand Jean-Efflam Bavouzet entre en scène tout de noir vêtu, pour un de ces récitals dont il a le secret : l'encyclopédiste du piano est chez lui dans un répertoire qui va des classiques à la musique contemporaine. Droit comme un « i », bien campé sur son siège, il se lance, il n'y a pas d'autres mots, dans la Sonate n° 31 en la bémol majeur de Joseph Haydn. Le compositeur ne lui laisse pas d'autre choix, lui qui entre dans le vif du sujet par une écriture serrée, virevoltante, à la rythmique effervescente qui ne permet guère au pianiste de s'attarder ici ou là, de musarder en route, de s'écouter complaisamment.
Les doigts sont alertes, la sonorité fine et ronde, subtilement nuancée, nette ou d'un coup sfumato. Bavouzet captive par son naturel : il a une tête qui pense, des mains alertes et un cœur qui sait s'attendrir sur des modulations si fugitives qu'elles sont des instants qui laissent à peine le temps de s'émerveiller. Ce naturel expressif est captivant car il donne la sensation que Bavouzet improvise autour du cadre strict de la forme-sonate que Haydn emploie mais dont il nous préserve d'une trop grande prévisibilité en changeant sans cesse de direction, repartant vers un futur insoupçonnable. Bavouzet est tellement chez lui chez Haydn dont il joue toutes les sonates qu'il a évidemment composé la cadence de l'Adagio qu'il joue de façon allusive et en apesanteur, avant de se lancer dans le finale Presto qui ne touche pas terre sauf dans les accords conclusifs qui arrachent des bravos à la salle.
Moins géniale, la Sonate en la majeur op. 50 n°1 de Muzio Clementi qui suit n'en est pas moins une œuvre charnière dans l'évolution du genre, entre Haydn et Beethoven. Autant qu'elle soit ressuscitée par un pianiste convaincu, qui est aux aguets, émerveillé par les surprises et les instants de beauté qu'elle renferme et qu'il nous délivre en héros. C'est splendide, vivant, rayonnant, spirituel...