Avant même que Francesco Piemontesi ne pose ses mains sur le clavier, on les voit franchir le miroir qui nous sépare du monde du rêve. Il entend le son qu'il va produire et son geste nous rappelle Nelson Freire qui ne laissait pas un étudiant jouer le premier accord des Études symphoniques de Schumann : il voyait que son geste n'était pas « entendu » et l'arrêtera dans son élan jusqu'à ce que le jeune pianiste trouve. Piemontesi entend et sait produire instantanément un son indissociable d'un phrasé qui pose une question et lance un appel aux musiciens de l'Orchestre Philharmonique de Radio France et au chef Robin Ticciati.
Francesco Piemontesi, Robin Ticciati et le Philhar' en répétition
© Christophe Abramowitz / Radio France
Dans le Concerto n° 4 de Beethoven, la subtilité de l'articulation du pianiste suisse, la lumière dont il éclaire cette succession d'accords qui se replient inspirent le chef et les musiciens. Ils ne lui répondent pas, ils se fondent dans ce propos avec une grâce et une précision qui nous entraînent si loin que ce petit moment d'éternité restera à jamais gravé dans l'âme de bien des auditeurs qui remplissent l'Auditorium de Radio France. Quelque part entre la façon dont Vlado Perlemuter attrape les premières notes des « Oiseaux tristes » de Ravel et la voix de Kathleen Ferrier naissant de l'orchestre dans la dernière strophe de l'« Adieu » du Chant de la Terre de Gustav Mahler.
Et de cette entrée miraculeuse va naître l'une des interprétations les plus singulières que nous ayons entendues de ce concerto étrange, dont le premier mouvement n'oppose pas le soliste à l'orchestre en un dialogue balisé par le genre concertant, mais les unit en un discours qui les lie indissolublement jusqu'à la cadence où enfin le piano peut monter sur la tribune pour prendre la parole – et Piemontesi haussera alors le ton pour la première fois. Si chef et soliste ne sont pas d'accord, c'est la catastrophe. Ce soir, ils le sont et le travail du jeune chef britannique avec les musiciens du Philhar' est évident : travail sur le détail, les articulations, la balance dans une salle dont ce soir on oublie totalement des problèmes acoustiques qui ne se manifestent pas et ne se manifesteront pas non plus dans la Symphonie n° 4 de Mahler.
Robin Ticciati et le Philhar' en répétition
© Christophe Abramowitz / Radio France
Les cordes ne vibrent pas plus que les vents, mais sont justes, nettes mais pas mesquines : il y a du poids sous leur articulation vive. C'est admirable car ce jeu « informé historiquement » ne laisse pas de côté l'énergie, l'esprit, la dramaturgie d'une musique qui sort illuminée de ce travail d'orfèvrerie. Jusque dans le deuxième mouvement qui ne transforme pas en drame postromantique l'opposition entre un piano plaintif et un orchestre qui veut le faire taire, mais nous renvoie plutôt à Orphée et Eurydice de Gluck, puisqu'il est convenu de voir les déplorations d'Orphée dans ce mouvement. Le finale sera impeccablement conduit à son triomphe... mais l'on se dit quand même que Robin Ticciati gagnerait à moins tout diriger, moins se démener sur son podium, car il en arrive à détourner un peu notre attention. Karl Böhm déclenchait un cataclysme au commencement d'Elektra de Richard Strauss et pourtant le bout de sa baguette ne sortait pas d'un carré de 30 centimètres de côté.
Comment allait se passer la quatrième des neuf symphonies de Mahler ? Le Philhar' n'en est pas familier, mais il sait trouver immédiatement l'esprit d'une musique sans cesse bousculée par un enchevêtrement d'idées qui se contrarient, de styles qui s'opposent, puissante et fourmillant de détails. Ticciati, qui bouge toujours trop mais ne dirige pour autant pas pour le public comme on dit, ordonne ce discours un brin prolixe, avec autant de maîtrise du détail qu'il pense sur le long terme et réussit excellemment les transitions. Ses tempos sont giusto et l'esprit de cette musique est idéalement respecté.
Elsa Benoit et le Philhar' en répétition
© Christophe Abramowitz / Radio France
Le mouvement lent ne traîne pas et ne prend pas l'allure d'une déploration funèbre, mais nous renvoie étrangement à celui du concerto joué en première partie. Le finale ? On y aime les voix fraîches et pures, un peu plus ambiguës que celle d'Elsa Benoit qui est néanmoins fidèle à l'esprit d'un lied qui craint les préciosités par-dessus tout. Placée au fond de l'orchestre, sa voix rayonne sans entraves. Triomphe pour elle, pour l'orchestre qui a tellement bien joué, sa remarquable violon solo Ji-Yoon Park et pour le chef qui faisait ses débuts avec eux. Et l'on se demande bien pourquoi il a fallu attendre si longtemps, au regard d'une carrière de premier plan.
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