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Leçons de deuil : Benjamin et Crimp triomphent à Aix avec Picture a day like this

Par , 06 juillet 2023

Le rideau se lève sur une scène sombre, une salle des miroirs autour de laquelle, tandis que les lumières s’allument lentement, des personnages sobres se déplacent. La Femme apparaît alors, simplement vêtue, pudique. Elle chante la mort de son petit enfant d'une voix qui, de factuelle qu'elle était, devient de plus en plus désespérée. On lui propose alors une carte de sortie de prison : si elle revient, avant qu’un jour ne soit passé, avec un bouton de la manche d'une personne vraiment heureuse, son fils reviendra à la vie. Elle reçoit une liste de candidats : des amoureux, un artisan expert, une compositrice brillante, un collectionneur d’art au goût exquis et, enfin, Zabelle et son magnifique jardin. Les scènes qui suivent constitueront sa quête.

Marianne Crebassa (La Femme)
© Jean-Louis Fernandez

Dans l'intimité du Théâtre du Jeu de Paume a eu lieu la création de Picture a day like this, de Sir George Benjamin et Martin Crimp, leur quatrième opéra et le troisième consécutif à être créé au Festival d’Aix-en-Provence. Alors que Written on Skin et Lessons in Love and Violence étaient des récits dramatiques d'événements brutaux peints à grande échelle, Picture a day like this renvoie au premier opéra de Benjamin et Crimp, l'opéra de chambre féerique Into the Little Hill, une fable qui explore les frontières entre la réalité et l'imagination, écrite pour seulement cinq chanteurs et une vingtaine de musiciens.

Beate Mordal et Cameron Shahbazi (Les Amants)
© Jean-Louis Fernandez

Marianne Crebassa explore les cinq étapes de la réaction humaine au deuil – le déni, la colère, le marchandage, la dépression et l'acceptation – avec chaque facette de sa voix. Sans se donner le besoin de jouer les histrions, elle ne laisse jamais sa voix dégénérer en dureté ou en cris ; au contraire, chaque état d'âme est dépeint par la couleur changeante de la voix et par son contrôle expert de la dynamique et du rubato. Ce que cet opéra partage avec les deux précédents des auteurs, c'est le niveau  de raffinement exquis de la poésie de Martin Crimp, associé à la manière exceptionnelle dont George Benjamin écrit pour la voix et à son accompagnement orchestral. Les lignes vocales vont à Marianne Crebassa comme un gant et le Mahler Chamber Orchestra (dirigé par George Benjamin) les accompagne parfaitement avec une variété infinie de timbres et de sonorités. Ce qui communique les émotions exprimées comme par intraveineuse.

Marianne Crebassa (La Femme) et John Brancy (Artisan)
© Jean-Louis Fernandez

Marianne Crebassa est incontestablement la star du spectacle, mais les autres chanteurs ne se révèlent pas moins virtuoses. Dans les rôles des deux amants, la soprano Beate Mordal et le contre-ténor Cameron Shahbazi entrelacent la douceur de leurs lignes vocales aussi sinueusement que l'enchevêtrement physique des membres de ces deux êtres qui ne savent pas se détacher l'un de l'autre. Ils réapparaissent sous une forme complètement différente, dans le rôle de la compositrice carriériste et motivée et de son assistant en costume d’homme d'affaires, la tête coincée en permanence dans son portable.

Beate Mordal (La Compositrice)
© Jean-Louis Fernandez

Une voix encore plus extraordinaire est celle de John Brancy, d'abord en tant qu'artisan, créateur de petits boutons merveilleux, puis en tant que collectionneur qui ne comprend le monde qu'à travers les grandes œuvres d'art qu'il possède. Brancy semble capable de passer du registre de baryton à celui de contre-ténor avec fluidité et sans effort apparent. C’est un de ces chants dont on se demande vraiment comment il est produit. Les démons intérieurs de chaque personnage sont révélés tour à tour, jusqu'à la dernière, Zabelle, qui mène une vie apparemment irréprochable dans son jardin, merveilleusement représenté sur écran par les projections vidéo d'Hicham Berrada. Les tons mielleux et sympathiques d'Anna Prohaska finissent par résoudre le mystère : le résultat final est ambigu mais tout à fait satisfaisant.

John Brancy (Le Collecteur) et Marianne Crebassa (La Femme)
© Jean-Louis Fernandez

La mise en scène de Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma n'attire pas les feux de la rampe, mais si l'on regarde attentivement chaque scène, on se rend compte de l'intelligence de l'ensemble, de l'atmosphère funèbre du début à la cage dans laquelle se trouve l'artisan, en passant par le tapis roulant sur lequel la compositrice est constamment en mouvement.

Anna Prohaska (Zabelle) et Marianne Crebassa (La Femme)
© Jean-Louis Fernandez

Picture a day like this partage les meilleures qualités de Written on Skin et Lessons in Love and Violence – la poésie, la qualité du chant, la partition, le sens sûr du drame. Mais là où les précédents opéras étaient d'une noirceur implacable,  une grande tendresse émane de Picture a day like this. J'ai éprouvé une grande empathie non seulement pour La Femme, mais aussi pour presque toutes les personnes qu'elle rencontre, et j'en suis ressorti rempli de catharsis et d'une nouvelle compréhension du processus du deuil. Ces 75 minutes de théâtre lyrique ont été les plus inspirantes que j’ai jamais passées. Lorsque cet opéra arrivera dans une ville près de chez vous (et ce sera le cas pour plusieurs d‘entre vous, puisqu’il y a sept partenaires de coproduction), ne le manquez pas. Et que quelqu'un donne à Martin Crimp le titre de chevalier à la hauteur de celui de Sir George Benjamin.


Article traduit de l'anglais par David Karlin

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A propos des étoiles Bachtrack
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“ce qui communique les émotions exprimées comme par intraveineuse”
Critique faite à Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence, le 5 juillet 2023
Benjamin, Picture a day like this
Sir George Benjamin, Direction
Daniel Jeanneteau, Mise en scène, Décors, Lumières
Marie La Rocca, Costumes
Marie-Christine Soma, Lumières, Mise en scène, Décors
Mahler Chamber Orchestra
Hicham Berrada, Vidéaste
Beate Mordal, Lover 1/Composer
Anna Prohaska, Zabelle
Marianne Crebassa, Woman
John Brancy, Artisan/Collector
Cameron Shahbazi, Lover 2/Composer's Assistant
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