Depuis trente-cinq ans maintenant, la Société Chopin de Paris organise des récitals dans le Parc de Bagatelle à Paris qui ne bénéficie cependant toujours pas d'une signalisation routière qui permette de trouver cette magnifique roseraie... quand il est impossible de ne pas tomber sur la Fondation Vuitton sa presque voisine vers laquelle de multiples panneaux conduisent irrésistiblement. Mais bon, en cette chaude après-midi de juillet, son Orangerie est pleine à craquer.
Depuis quand n'avais-je pas entendu Caroline Sageman dans un récital solo ? Je ne saurais dire, mais jamais je n'oublierais celui qu'elle avait donné dans le grand amphithéâtre de la faculté de droit d'Assas, alors qu'elle devait avoir à peine dépassé 20 ans. Ce soir-là, l'ex-enfant prodige avait marqué la saison et rappelé combien Nikita Magaloff avait été incrédule quand il avait entendu quelques années plus tôt cette enfant jouer le Concerto en ré majeur de Haydn et le mouvement lent du Concerto en fa mineur de Chopin avec la science et l'art d'un pianiste confirmé et de très haut niveau.
On est un peu, et c'est étrange, contraint de présenter cette pianiste bien qu'elle fêtera bientôt ses 45 ans et bien qu'elle ait remporté, à 17 ans, le 6e Prix du Concours Chopin de Varsovie, mais il se trouve que bien rares sont les festivals et les producteurs de concerts qui l'engagent... ce dont finalement ses élèves ne sauraient se plaindre : elle est l'assistante de Jean-Marc Luisada à l'Ecole normale et a sa propre classe de piano au Conservatoire Régional de Seine-Saint-Denis. Car son récital était une grande leçon de musique et de piano, quand bien même on peut ne pas partager tous ses choix, comme par exemple celui de prendre à mon avis des tempos un trop lents dans les cinq Mazurkas op. 7 de Chopin. Mais une fois que l'on accepte cela, on est émerveillé par la sonorité pleine, la conduite des phrasés qui sont portés par une pédalisation parfaite qui jamais ne brouille les lignes, par un art de la nuance, de l'articulation qui ne s'accompagne d'aucune tentation sentimentale, d'aucune de ces manières qui sont insupportables dans toute musique mais plus encore chez Chopin. Suit la Sonate « Funèbre » qui avait soufflé le jury du Concours de Varsovie en 1990. Dès les premiers accords, on est fixé : l'horizon est grand, le souffle immense, les proportions aussi grandioses que l'expression est farouche, culminant dans un développement moins haletant que tragique, comme arraché au clavier. Déception avec le second mouvement, impeccablement joué mais trop pesant, trop au fond du clavier, mais impeccablement ce qui n'est si fréquent vu sa difficulté. Sublime « Marche Funèbre » sans l'once d'une sentimentalité, comme débarrassée de tout sentiment expressif, tant et si bien que l'on est terrassé quand le thème revient après un trio enfin joué d'une façon désolée et pas comme un nocturne. Sageman enchaîne le « finale » dans la résonance du dernier accord : anguleux, fuligineux, sans aucun effet, avec simplement l'émergence d'un vague thème dans les derniers déferlements. Le public salue ce tête à tête d'une pianiste avec la sonate la plus étrange - et peut-être la plus géniale avec celle de Liszt à avoir été composée après la mort de Beethoven et de Schubert.