Immersion 100% hongroise mercredi soir à la Philharmonie de Paris : d’un côté, les sonorités chatoyantes et nourries de folklore de Béla Bartók ; de l’autre, le représentant actuel de la musique hongroise Péter Eötvös. Et qui pourrait être mieux placé que le compositeur lui-même pour diriger ce concert ? Également chef d’orchestre réputé, Péter Eötvös s’empare de la baguette pour guider l’Orchestre de Paris dans les méandres de ses partitions et sur les traces de son compatriote. Cohérence du programme, facture remarquable des œuvres, et un orchestre au meilleur de ses capacités… Il ne manquait plus à ce concert qu’une soliste caractérielle et talentueuse : la violoniste moldave Patricia Kopatchinskaja !
Ce spectacle rayonnant s’ouvrait cependant sur l’évocation d’une sombre tragédie, celle des trop nombreux migrants morts noyés en tentant de traverser la Méditerranée. Donnée ici en création française, Alle vittime senza nome de Péter Eötvös se présente comme un hommage à ces « victimes anonymes ». Du silence émergent deux notes égrenées par le violon solo d’où jaillissent des résonnances de flûtes à la fois tendres et glaçantes : la mer est d’huile, et ce même motif clôturera symboliquement l’œuvre… Sans être narrative, la pièce confronte aux visages individuels (les solos) ceux des foules entassées sur les bateaux (les masses instrumentales), tandis que des images aquatiques (arabesques, miroitements) affleurent par instants. Le chef embarque l’orchestre dans cet univers sordidement beau, et sans se laisser entraîner par la houle, il dose soigneusement ses nuances et retient les interprètes pour ménager de savantes progressions. Le gouvernail est solide, l’équipage excellent : la traversée musicale s’effectue sans dommages mais la justesse d’évocation laisse en bouche un arrière-goût d’eau salée…
Après cette douloureuse dénonciation, le caractère malicieux du concerto pour violon DoRéMi pourrait paraître déplacé. Il n’en est rien, car la légèreté de la partition résonne par bien des aspects avec les pages qui précédaient : la poésie mise en œuvre par Péter Eötvös dans ces deux pièces permet de passer sans heurt de la tragédie à la liesse. Ce qui change radicalement, c’est la présence de Patricia Kopatchinskaja. Véritable maîtresse du jeu, la violoniste s’amuse avec l’orchestre, le taquine, lui joue de mauvais tours. Son énergie débordante est communicative et les interprètes, sourire aux lèvres, accentuent chacun de leurs effets. Mais la malice de la soliste cache aussi un métier bien maîtrisé : son entrée s’effectue dans un suraigu bavard, dont la difficulté d’intonation aurait pu rompre l’effervescence générale… Cependant la justesse est parfaite, les doigts tombent au bon endroit et les plus petits détails prennent une signification expressive. Seule la posture de la violoniste surprend dans un premier temps : le cou rentré entre ses épaules remontées, solidement campée sur ses jambes, Patricia Kopatchinskaja semble parfois actionner son archet à la manière d’un fleuret. Sauvage et spirituelle, l’artiste n’en est que plus attachante. Surtout qu’elle témoigne d’une belle modestie, saluant la performance très réussie de l’altiste solo (qui partageait avec elle la cadence du concerto), honorant le chef-compositeur, et invitant encore Philippe Aïche (premier violon solo de l’orchestre) à la rejoindre pour deux bis. Bis choisis avec une grande intelligence, puisque ces duos emplis de verve n’étaient signés autres que Béla Bartók !