Un peu comme des acteurs comiques de grand talent peuvent être snobés par un public cinéphile, les compositeurs de musique de films ont d'autant plus à prouver pour se faire une place dans le monde de la musique savante. Certains ne s'en soucient pas ; d'autres comme Ennio Morricone, connu presque exclusivement pour les œuvres qu'il composa pour Sergio Leone, pourraient se sentir spoliés d'une reconnaissance qu'ils mériteraient largement – Morricone ayant composé quatre concertos, une messe et beaucoup de musique de chambre dans l'indifférence générale. Joe Hisaishi, pour sa part, ne s'est jamais plaint d'être constamment associé au réalisateur de films d'animation Hayao Miyazaki. Il donne cependant à la Philharmonie un programme bien particulier : en deuxième partie de concert, il dirige le 3D Orchestra du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, dans des suites de thèmes qu'il écrivit pour ces fameux films ayant conquis les spectateurs à travers le globe ces quarante dernières années. Mais en première partie, il donne sa East Land Symphony en cinq mouvements, œuvre titanesque sur laquelle il travailla pendant huit ans avant de la créer pendant l'été 2018.
La pièce commence et l'on reconnaît la pâte du compositeur très distinctement. Hisaishi est un des seuls représentants de la musique contemporaine japonaise à l'internationale et sa manière singulière d'utiliser les instruments est tout à fait remarquable. Six percussionnistes sont présents sur scène, dont une majorité de claviers – marimba, glockenspiel, xylophone, vibraphone, célesta –, qui soulignent les mélodies avec finesse. Les différentes matières sonores – bois, métal – évoquent différentes images – la nature, le ciel, la ville – dans de petites représentations très imagées de l'« East Land », le pays de l'Est... autant dire le Japon. On y trouve des influences des musiques sérielles et minimalistes, avec des thèmes dissonants et triturés, des interventions courtes, épurées. Un contraste est apporté par des solos pentatoniques, très lyriques, de l'harmonie. Les cordes agissent en nappe sonore ou en rythmique très efficace pour soutenir le reste de l'orchestre. C'est un travail d'orchestration d'une brillance rarement égalée par ses contemporains, et c'est emblématique de l'écriture parfaitement maîtrisée de Hisaishi.
Soprano solo, Ai Ichihara fait son entrée pour les troisième et cinquième mouvements de la symphonie. Mélangeant japonais et anglais dans la « Tokyo Dance », sa voix est d'abord un peu couverte par l'orchestre derrière elle. Il faut dire que la langue japonaise n'est pas facile à mettre en avant en chant lyrique, avec quelques phonèmes fermés et nasaux. Mais elle fait tout de même honneur à la pièce, transcrivant très bien ce qui ressemble à une comptine moderne. Le mouvement alterne moments modaux et atonaux suivant le dynamisme un peu violent de la capitale nippone. Chanté cette fois-ci en latin, le cinquième mouvement, « The Prayer », est d'une douceur étrange et fine. L'orchestre finit l’œuvre avec un enchaînement d'accords très classique, une écriture aux cordes complètement occidentale avec passages fugués. On ressent l'influence du choral et de la musique de Bach, et cela ajoute à cette œuvre colossale et très riche, comme une main tendue de l'Orient vers l'Occident.