Depuis sa victoire de « Révélation artiste lyrique » aux Victoires classiques 2012 et sa prise de rôle dans Lakmé de Delibes à Montpellier, la carrière de la jeune soprano colorature française Sabine Devieilhe s’est accélérée. Elle est aujourd’hui demandée par les plus grandes scènes de la planète lyrique dans un répertoire aussi varié que sa tessiture.
Alors qu’elle s’apprête à revenir à Lakmé à l’Opéra de Marseille début mai, nous avons retrouvé la chanteuse afin de lui poser quelques questions sur ce rôle mais aussi sur sa vie de jeune maman et ses projets musicaux.
Après vos débuts avec Lakmé en 2012 à Montpellier vous avez chanté le rôle sur diverses scènes françaises, quasiment tous les ans. Comment a-t-elle évolué depuis ces années ?
Quand j’ai rencontré Lakmé en 2012, elle m’impressionnait beaucoup car elle est sur scène du début à la fin de la partition. Ce rôle fait partie des rôles qui définissent les œuvres. L’histoire de cette femme qui se découvre pendant les 2h30 d’opéra était pour une jeune artiste un grand challenge au niveau de l’endurance et du travail en amont lors de la préparation du rôle. Un rôle aussi conséquent, avec l’utilisation de toutes les différentes tessitures de mon instrument était quelque chose d’assez vertigineux en 2012. Pour autant, je suis totalement tombée amoureuse de la partition de Lakmé. Je me suis rendue compte que j’avais l’occasion de jouer un personnage extrêmement riche car cette jeune fille vit des choses très intenses : elle est à la fois pieuse, sage, parfois coquette et profondément passionnée. J’ai, depuis cinq ans, beaucoup chanté le rôle et à chaque fois que je le retrouve, je découvre de nouvelles choses.
Qu’aura de différent cette Lakmé Marseillaise ?
C’est une œuvre que je suis particulièrement heureuse de donner ici à Marseille car c’est une partition du « répertoire » qui fait partie de ces grands opéras dont tout le monde connaît au moins deux grands airs qui sont d’ailleurs souvent ceux de Lakmé. J’ai découvert le public de Marseille dans Falstaff il y a deux ans et j’ai l’impression qu’il y a ici une ferveur et un amour de l’opéra et du répertoire qui me touchent particulièrement. Je suis donc très heureuse de revenir avec quelques années de plus, plus d’expérience et de sérénité. L’angoisse des débuts n’est plus la même pour ce rôle.
Comment voyez-vous ce personnage de Lakmé ?
Je pense que Lakmé voyage dans l’univers poétique à travers Gérald qui en plus d’un militaire est également un homme de lettres, un érudit. Lakmé voyage donc à travers le verbe, la contemplation et la poésie. Je vois Lakmé comme une figure très poétique.
Elle est également une figure très religieuse et pieuse notamment à travers son père. La première fois qu’elle apparaît, elle est voilée et adulée par une foule qui entretient la braise de la foi envers cette jeune femme sacrée.
Enfin, je pense que Lakmé est aussi et avant tout une jeune femme. Cette troisième facette de Lakmé prend toute son envergure à travers l’œuvre et finit par dépasser sa vertu sacrée ainsi que le simple mythe dans lequel Gérald la cantonne. Lakmé grandit énormément à travers l’œuvre et meurt d’amour par passion.
Justement, cette histoire d’amour entre Lakmé et Gérald, vous y croyez ? La question est d’autant plus légitime que le vocabulaire employé dans le livret par les amants est souvent emprunté au vocabulaire du rêve et peu à celui de la réalité.
Oui évidemment. Pierre Loti présente une dimension de l’exotisme proche du fantasme. Mais cependant, je pense que ce rêve, auquel tendent Lakmé et Gérald, constitue tout ce qu’ils voudraient voir composer leur réalité. Gérald se trouve dans cette réalité militaire, dans une Inde à conquérir. Lakmé est, quant à elle, dans le rite quotidien, dans le sacré. L’un et l’autre, par le rêve et le fantasme, sont transportés et vivent quelque chose de très fort. Gérald manque de mourir et Lakmé finit par se suicider.
Avec la metteure en scène Lilo Baur, nous essayons de présenter le fait que c’est peut être la première fois que dans cet âge adolescent de Lakmé, cette jeune fille éprouve des choses aussi fortes et réelles. La sensualité de cet anglais, le fait qu’il connaisse la tendresse du contact physique (les cheveux sont beaucoup évoqués) sont autant d’éléments d’une dimension nouvelle qu’elle ne connaissait pas et qui va la bouleverser profondément.
Comment abordez-vous le travail du texte dans cette partition ?
Le retour au mot, au verbe nous permet de « dépoussiérer » un peu cette œuvre. Évidemment j’ai conscience que cet exotisme est extrêmement daté. On parle d’un fantasme exotique qui répond à un goût particulier de la fin du XIXème siècle. En revenant véritablement aux mots et à la façon dont Delibes les a mis en musique, en revenant à cette prosodie qui est absolument géniale ; finalement, tout devient extrêmement limpide et cette œuvre prend toute sa dimension. Le travail du mot est la base de ce genre de partition. L’emphase ne vient pas par la tradition du répertoire mais par la qualité de l’orchestration et la qualité du mot qui doit être compréhensible.
Je me souviens lors de la prise de rôle avoir récité, comme pour une pièce de théâtre, l’intégralité du texte pour toujours comprendre le sens du mot avant d’y mettre le sens de la phrase musicale.
La phrase musicale doit-elle passer avant ou après la phrase du texte ?
Tout dépend. Dans un exercice d’opéra comique comme celui-ci, avec une version intégrant les récitatifs mis en musique, il y a des moments qui sont quasiment du récitatif, comme en musique ancienne, avec du texte presque parlé et un accompagnement. Il y a d’autres moments où l’on est vraiment dans de l’opéra romantique. Je pense notamment aux grands duos d’amour avec Gérald. Dans ces scènes la ligne musicale triomphe et le texte vient se poser très naturellement sur une magnifique ligne et une carrure qui, même pour un étranger dans la salle, permet de comprendre l’émotion de chacun des personnages.
Cette partition est-elle encore en phase avec le public de 2017 ?
Même moi je me disais au début : « j’ai de la chance de chanter ce rôle car il correspond parfaitement à ma voix, mais quand même, cette œuvre est un peu datée ». Mais face à la qualité première de la musique, on reste admiratif face à ce bijou extrêmement bien orchestré aux couleurs infinies. On a beaucoup à recevoir de cette œuvre sans même écouter le propos.