« I had a dream, which was not all a dream »… Les mots flottent dans l’Auditorium de Radio France. Deux notes égarées par la harpe, calmement répétées, remontent le cours du temps, éclatent à la surface comme des bulles de mémoire. On ne sait déjà plus très bien si, dans ce clair-obscur, c’est un rêve ou la réalité que vient fixer ce cor anglais désenchanté, bientôt rejoint par une clarinette à peine plus optimiste. Dans ce paysage étale, désolé, vertigineux, assombri par un thrène austère aux cordes graves, s’incarne la voix envoûtante de Meryl Streep déroulant le poème Darkness de Lord Byron. Quelque part entre l’ouverture du Château de Barbe-Bleue et le Quatuor pour la fin du Temps, entre Métamorphoses et le finale du Chant de la Terre, ces mesures réapparaîtront par quatre fois, tantôt fuyantes, tantôt cinglantes, mais toujours accompagnées des vers lugubres de Byron. En parallèle de ce texte profane, la messe des morts apportera la dimension sacrée de ce Dream Requiem, hydre à deux têtes conçue par Rufus Wainwright.
Bien sûr le procédé n’est pas nouveau, Britten l’avait déjà expérimenté dans son War Requiem dès 1962 ; d’ailleurs, du point de vue compositionnel, il n’y a pas grand-chose de neuf dans les dix-sept parties enchaînées du soir – qui doivent beaucoup à Fauré et Puccini. Mais pourquoi attendre de Rufus Wainwright qu’il bouleverse la musique contemporaine ? S’il s’est illustré par deux fois dans l’opéra avec un succès mitigé, c’est bien dans le registre pop-folk que le nord-américain s’est taillé une solide réputation. La soupe indigeste du crossover est néanmoins écartée au profit d’une fibre classique parfaitement assumée. Le compositeur délivre une œuvre authentique, assurément sincère et très musicale, adressée aux tripes plus qu’à l’esprit ; son accessibilité ne la rend que plus appréciable.
Jugez plutôt, dans le Dies Irae, ces rythmes endiablés sur lesquels se dessine une danse sardonique, un sabbat digne de Stravinsky ; ces flûtes mécaniques que l’on croit tout droit sorties d’une boîte à musique dans le Confutatis ; ces appels de cors qui, se transformant en choral de cuivres, illuminent le Lux Aeterna ; et que dire de ce violent soubresaut de l’orchestre qui transperce, sans crier gare, l’ultime Darkness IV ? Autant d’idées et de fraîcheur qui renouvellent constamment l’attention de l’auditeur. En outre, Rufus Wainwright peut compter sur un sens de la progression dramatique qui ménage une fluidité organique (l’envergure que déploie le Rex Tremendae) sans être avare en ruptures narratives (ce chœur qui assure la transition entre Séquence I et Darkness II). Bref, une conception théâtrale et en perpétuel mouvement, quitte à parfois se laisser aller au démonstratif ou au spectaculaire.
La subtilité viendra de l’individualisation des pupitres, de cette approche kaléidoscopique de l’orchestre, de l’exploitation raffinée de ses ressources : on note plus particulièrement le dosage habile des percussions (du marimba aux cloches tubulaires), les couleurs nuancées (harpe doublée de timbales en incipit), les associations originales de textures (trombone dansant sur des cordes en pizzicati), les solos très caractérisés (quelle goguenardise du hautbois en fin de Sanctus).