Quelques années après le Ring proposé par Philippe Jordan et l’Opéra de Paris, la capitale accueillait le début d’une nouvelle aventure « tétralogique » ce week-end, avec la venue exceptionnelle du Théâtre Mariinsky, son orchestre, ses chanteurs et son maestro charismatique, Valery Gergiev. Au programme des festivités dans la grande salle de la Philharmonie : un Or du Rhin samedi, une Walkyrie dimanche. Un deuxième week-end, cet automne, proposera la suite (et la fin) des épisodes wagnériens.
L’expérience est extraordinaire à plus d’un titre : d’une part évidemment car la visite d’une institution lyrique étrangère d’une telle renommée, pour une entreprise aussi colossale que le Ring, est un événement en soi ; d’autre part car l’œuvre est donnée en « version concert ». Nulle mise en scène ne vient éclairer le drame, nulle fosse ne cache l’orchestre symphonique : une façon de briser le cinquième mur pour un Wagner déstructuré, sans artifices visuels, tous rouages sonores dehors. Les « opéras-concerts » tendent à devenir une habitude ; réserver pareil traitement à l’art total wagnérien reste une entreprise audacieuse, à la limite du sacrilège : le compositeur n’a-t-il pas expressément « enterré » l’orchestre sous la scène de son théâtre, à Bayreuth, pour favoriser l’illusion sur le plateau ?
Certains passages de L’Or du Rhin se prêtent peu à une absence de mise en scène. La scène 4 convoque tant de détails matériels que la version concert vacille : l’or apporté par Loge et Wotan suffira-t-il à recouvrir Freia sans avoir à y adjoindre le heaume et l’anneau magique ? Sur scène, la déesse se tourne les pouces derrière son pupitre, pas angoissée pour deux sous alors que la tension dramatique est à son comble. Autre problème : que faire de la musique de scène, précieux ciment du drame wagnérien entre la fosse et le plateau ? La voilà reléguée paradoxalement près des coulisses ! Dans ces conditions, les enclumes retentissent comme un bruitage grotesque qui n’a plus lieu d’être. Au-delà de ces détails, les presque trois heures d’opéra sans entracte paraissent arides dans les conditions du concert, dépourvues de ce caractère spectaculaire qui permet à l’œil de relayer l’oreille. À l’évidence, ce Rheingold brut annonce un Ring pour wagnériens initiés, rompus aux intrigues alambiquées et capables de supporter des kilos de leitmotive « purs » sans faire d’overdose.
On aurait cependant tort de résumer l’expérience de samedi soir à ces réserves. La forme concert permet d’être en contact direct avec les richesses de la partition, d’admirer visuellement l’orchestration à l’œuvre : ici c’est un motif qui passe des violoncelles aux altos, là c’est le fameux appel de trompette, rehaussé de l’association cymbale-triangle… L’auditeur peut se délecter du réel spectacle que proposent la phalange russe et son directeur musical : on navigue dans les remous des cordes qui font et défont le Rhin en quelques coups d’archet, on frissonne au pied des trombones qui marquent l’arrivée des géants… L’opéra-concert replace le drame wagnérien là où il se joue, au cœur de l’orchestre. Les voix ne sont que les diseuses d’un conte ; l’auditeur peut combler l’absence de théâtre en laissant son imagination suivre les instruments. La métamorphose d’Alberich en serpent, puis en crapaud, épisode à l’origine de bien des tracas pour les metteurs en scène, ne souffre aucunement de l’absence de réincarnation.