Au vu des longues ovations qui accueillent l’ensemble des artistes à la fin de la représentation mais aussi de l’exceptionnelle qualité d’écoute du public tout au long de cette Traviata, l’Opéra de Bordeaux a gagné son pari : celui de sceller des retrouvailles avec son public à la fois chaleureuses, émouvantes et de qualité.
Difficile de juger objectivement de la mise en scène proposée par Pierre Rambert. Certains détails agacent : le figurant personnifiant la mort ; la poupée, élément devenu indispensable dans nombre de mises en scène actuelles, et dont on se demande bien ce qu’elle fait dans les bras d’Annina lors de la fête chez Flora… Mais on sait gré au metteur en scène d’avoir su proposer une gestuelle et des déplacements qui préservent la santé des artistes (lesquels restent presque toujours à bonne distance les uns des autres) sans perdre en crédibilité ni en naturel. Le chœur (d'une précision et d'une musicalité comme toujours impeccables), placé sur les gradins surplombant la scène, semble le témoin quelque peu moralisateur du drame qui se joue à ses pieds. Le procédé, maintes fois employé (de Lavelli dans Faust à Andrei Serban dans Lucia ou David McVicar dans Roberto Devereux) n’est pas ici sciemment choisi, mais… il fonctionne !
Œuvre charnière dans le répertoire verdien, La Traviata se rattache encore par certains aspects au premier Verdi : présence de pezzi chiusi (morceaux musicaux clos sur eux-mêmes) ; structure des airs comportant (presque) tous une cabalette avec reprise… Mais l’œuvre annonce aussi par certains aspects le Verdi de la maturité, et c’est clairement vers ce second Verdi que regarde Paul Daniel, dont la direction n’hésite pas à souligner certains climax (le déchaînement orchestral d’ « Amani, Alfredo »), à faire durer certains silences, à accentuer tel détail (l’intervention des cuivres avant le « Ma se tornando non m'hai salvato… » de Violetta au dernier acte) afin d’exacerber l’expressivité de la musique. D’aucuns trouveront cela parfois un peu excessif, mais force est de constater la grande efficacité dramatique du procédé.
Le plateau est de très haute tenue. Outre une équipe de comprimarii parfaitement efficace (la jeune basse américaine Alex Rosen, notamment, parvient avec les quelques répliques du Docteur à focaliser immédiatement l’attention du spectateur !), les Germont père et fils se distinguent par un exceptionnel degré d’excellence. Benjamin Bernheim a mille fois raison de privilégier les nuances, le chant piano, la douceur, le legato… Les rares éclats de violence du personnage n’en ressortent qu’avec plus de force, et surtout, Alfredo y gagne une vraie poésie, un romantisme, une tendresse – et pour tout dire un intérêt – assez inédits. Sans aucun doute un des meilleurs rôles actuels de ce brillant ténor. Le Germont de Lionel Lhote se situe sur les mêmes hauteurs. Beauté du timbre, longueur du souffle, panel de nuances extrêmement varié (le second couplet de « Di Provenza il mare » est chanté presque intégralement piano !), tout y est. Par ailleurs, la grande humanité dont le timbre du chanteur est naturellement chargé confère au personnage un éclairage nouveau : Germont en devient presque touchant, et apparaît moins comme le « salaud » de l’histoire que comme une victime, lui aussi, des préjugés et du poids des conventions sociales qu’il semble défendre comme malgré lui.