S’il est un pianiste qu’on ne saurait taxer de “superficiel”, c’est bien lui. Le plaisir qu’on a à entendre Michel Dalberto s’apparente à un plaisir de la redécouverte. De Fauré, Franck à Beethoven, ses lectures conservent la magie sulfureuse d’une première rencontre, à laquelle la patine du temps aurait donné l’aisance de la respiration et une souveraine majesté.
Rares sont ceux qui ont su donner à l’Adagio Sostenuto de la Sonate “au clair de lune” une pulsation initiale aussi juste, l’œuvre se détachant de la pesanteur accablante des triolets pour se concentrer sur la ligne de chant. Notons que Michel Dalberto propose une lecture inusitée, plus sereine, du fameux rythme pointé — communément retardé vers la barre de mesure, il est ici anticipé. Tout cela n'augurait certainement pas la dimension quasi provocatrice des deux mouvements suivants : tandis que l’Allegretto prend grassement ses aises au fond du temps, le Finale surgit à neuf dans la conscience, la violentant presque ; la moindre désinence y est prétexte à un petit cataclysme.
Avec un soin inouï des inflexions de phrasé, c’est tout en scrupule et pudeur qu’est ouvert le Prélude, Choral et Fugue de César Franck. Les moyens de l’incantation ont été voulus et trouvés : l’atmosphère pieuse, implorante, parfois impérieuse, prend immédiatement. Dans la section suivante (Choral) les grands accords arpégés bénéficient d’un traitement de doigté très particulier : l’héroïque croisement des mains est réservé au retour du motif à des fins séditieuses ; la note supérieure, d’abord confidentielle, gagne in fine toute son ampleur. À la vaste Fugue, Dalberto offre une palette singulièrement dense et opaque. À la main gauche d’y sculpter généreusement ses hymnes. Et le reste de s’entre-dévorer avec un mordant neuf, aboutissant à un chevauchement complexe des thèmes et des temporalités. Le pianiste semble avoir retenu dans ses filets toutes les tensions potentielles du texte ; mieux encore, il a su les mettre en scène avec un sang-froid doublé d’un panache saisissant.
Dans Fauré (la Ballade en fa dièse op. 19, le 6ème nocturne), le pianiste impose un modernisme franc. Pas d’exotisme de pacotille ici, plutôt une magie de l’étrange où les atmosphères typiques du compositeur se distillent en fines touches comme en puissantes lames de fond. Là encore, son goût pour l’orchestral l’amène à comprendre tout le parti qu’on peut tirer, au niveau de la registration, d’une basse à la source de tout. Transposant Fauré dans un univers proche de celui de Scriabine, Dalberto fait surgir de cette partition une violence inédite, absolument fascinante. Au-delà de ces éclairs d’immédiateté vertigineuse, la démarche du pianiste renferme une dimension prométhéenne que nul encore, qu’on sache, n’avait osé proposer.