Après le cinquième bis, on prend la fuite. Yuja Wang a choisi la « Toccata » du Tombeau de Couperin de Ravel qu'elle rend impeccablement, ce qui n'avait pas été le cas de la pièce jazzy tirée de la Suite de Gulda jouée sans vrai swing, après une Alouette de Glinka joliment chantée sans qu'elle monte très haut dans le ciel. Et pourtant le public en redemande. Avant cela, la Danse n° 2 de Marquez a été juste effleurée, tandis que le scherzo du Songe d'une nuit d'été de Felix Mendelssohn arrangé par Rachmaninov n'a été qu'étincelant, sans l'inquiétude qu'y met un Nikolaï Lugansky. Cette nouvelle manie d'accumuler systématiquement les bis à la fin du programme officiel, même quand le succès est aussi mesuré que ce soir, finit par fabriquer artificiellement la légende d'une star, mais efface ce qui a été joué avant : Yuja Wang en ajoutera cinq, dont une étude de Philip Glass, la Notation n° 6 de Boulez, du Tchaïkovski, du Schubert et du Chostakovitch... Dix bis ?!
On part de la Philharmonie de Paris un peu contrarié par ce cirque quand, par un hasard miraculeux, France Musique rediffuse un entretien donné par Byron Janis en 1964 : il y est question de Chopin et de l'interprétation de ce « romantique avec un fond classique » qui est pour le pianiste américain « le plus difficile à jouer de tous les compositeurs qui ont écrit pour le piano ». Il conclut en disant en substance qu'il n'y a pas d'interprétations à moitié réussies de sa musique : c'est tout ou rien.
Quand Yuja Wang était revenue après l'entracte pour les quatre ballades, on s'attendait à un style direct et franc, comme elle en a l'habitude. Tiens, elle commence par la deuxième, passe à la troisième, à la première et termine par la quatrième. Qu'elle joue bien du piano, se dit-on immédiatement ! À ses débuts, elle éblouissait par sa virtuosité, mais une sonorité monochrome et un feeling discret semblaient la déconnecter parfois de la musique sans nous y connecter nous. Deviendrait-elle ce « néant avec des doigts au bout » raillé par Yves Nat ? Elle a au contraire acquis un répertoire encyclopédique qui lui vaut le respect et l'admiration de nombre de ses confrères qui s'inclinent devant une telle versatilité, et avec d'autant plus d'admiration qu'elle profite de sa célébrité pour présenter des œuvres anti-démagogiques au possible... tout en sachant s'amuser quand elle sort le grand jeu de la virtuosité. Et elle joue pour des maîtres. Pas pour être adoubée, puisque sa carrière surclasse souvent la leur : elle cherche, elle écoute, elle travaille.