Après Anne Teresa de Keersmaeker en 2018, c’est Merce Cunningham qui est (entre autres) mis à l’honneur par le Festival d’Automne cette année. Le chorégraphe américain décédé il y a dix ans a profondément marqué l’histoire de la danse, et son style « purement abstrait » si caractéristique, découlant de sa manière de penser le mouvement, est devenu une véritable référence. L’un des premiers spectacles de ce portrait d’artiste est proposé à Chaillot par le CCN Ballet de Lorraine, formation familière de cet univers, qui nous invite à vivre une « Histoire sans histoire(s) ». On se laisse porter devant trois œuvres magistrales qui nous entraînent au cœur d’une poésie mystérieuse, singulière, galvanisante.
Le ballet qui ouvre le spectacle n’est pas de Merce Cunningham mais de Petter Jacobsson et Thomas Caley, inspirés par une des premières pièces du maître créée en 1944 avec John Cage et malheureusement perdue aujourd’hui (Four Walls). Les directeurs du CCN Ballet de Lorraine ont imaginé leur propre pièce, For Four Walls, à partir de la musique pour piano qui existe toujours et se voit ici interprétée sur scène par Vanessa Wagner. Ainsi que le suggère son titre, l’œuvre peut s’appréhender comme une sorte d’hommage plus que comme une reconstitution. La scénographie confère par ailleurs au titre un aspect très concret : des miroirs disposés à angle droit en fond de scène divisent celle-ci en quatre espaces dont deux virtuels. Le procédé fonctionne efficacement : on croit souvent avoir affaire à un groupe de danseurs nombreux alors que seuls quelques-uns essaiment le plateau ; l’effet est renforcé par la chorégraphie qui reproduit une atmosphère de classe de danse ou de répétition, chaque danseur s’entraînant à exécuter des mouvements sans se préoccuper de la gestuelle de ses voisins.
Durant la première partie, les figures d’ensemble et interactions sont par conséquent quasi inexistantes – à l’exception de la toute première image, simple et belle, des danseurs formant une seule ligne, en apparence très longue, qui d’immobile devient ondulante grâce à quelques mouvements de tête. Les étirements du début prennent peu à peu de l’ampleur, les jambes se lèvent, les corps réalisent des gestes de plus en plus élaborés – jusqu’à la torsion et à la désarticulation –, parfois en silence. La musique s’interrompt en effet régulièrement, fractionnée sur le même modèle que le décor.
Le cours semble prendre fin : c’est la pénombre et la pianiste a momentanément quitté le plateau. Le groupe de danseurs rassemblé en coulisses devient alors chorale, le temps d’entonner un chant a cappella ; le jeu de reflets ingénieux permet alors d’apercevoir cette image fort onirique. Fin de la pause : les danseurs s’emparent à nouveau du plateau, avec une rapidité et une vigueur qui contraste avec leur échauffement liminaire. Les corps se rencontrent enfin, surgissant en rafale de tous côtés. Portés, courses et sauts rivalisent de virtuosité. Pour couronner cette impression d’instabilité et de frénésie, les miroirs sont subitement positionnés de façon plus morcelée encore en fond de scène, et la vitesse du mouvement se voit décuplée dans les fractionnements multiples qui se forment et déforment les corps. Que voici une pièce fort intelligemment décousue !