Quel amateur de musique baroque prétend réellement bien connaître Jean-Marie Leclair ? C’est un nom de l’histoire musicale que celui de ce Rameau lyonnais, redouté pour la difficulté de ses œuvres pour violon, peu jouées et encore moins enregistrées, assassiné tragiquement à 67 ans par trois coups de poignard. À entendre son unique tragédie lyrique, Scylla et Glaucus, splendidement exhumée par une coproduction des Nouveaux Caractères, du Château de Versailles et du Festival de Musique Baroque de Lyon, on peut se demander si le meurtre, jamais élucidé, ne fut pas commis par pure jalousie. Cette nouvelle version concertante fait revenir en gloire l’un des bijoux de la tragédie lyrique française sur la scène baroque actuelle.
L’ouverture révèle un orchestre étincelant, animé d’une belle énergie, transmise sans faille par Sébastien d’Hérin. La joie profonde de cette musique s’empare des corps des interprètes, qui se meuvent comme d’un commun accord au gré des sons qu’ils produisent ; à plus d’une reprise, on a l’impression que le chef danse sur scène, au lieu de diriger – ou mieux : que ce n’est là qu’une seule et même chose.
Dans le prologue, le livret de l’obscur Albaret, tiré des Métamorphoses d’Ovide, annonce le défi que Vénus, outrée par l’interruption d’une fête populaire en son honneur, va accomplir : rendre amoureuse, grâce à son fils Cupidon, la fière Scylla, qui n’a jamais daigné écouter un seul de ses prétendants. Femme de caractère, Vénus est incarnée avec verve par Virginie Pochon, dont la voix, si elle n’est pas baroque à proprement parler, sied à une divinité furibonde. Et quel chœur, élégant et vif, tendre ou menaçant, selon les besoins, dont les ornementations sont à la hauteur de ceux des solistes !
Quand entre sur scène Emöke Barath, sous les attraits de Scylla, on prend conscience qu’on assiste à une représentation historique. Elle possède toute la grâce requise par son rôle, auquel sa gestuelle adaptée correspond tout à fait. Et que dire de sa voix… on reconnaît là l’un des grands talents baroques du moment, à laquelle on ne trouve vraiment aucun défaut, ni technique, ni interprétatif. Expressive, la soprano (que s’arrachent les grands chefs et à laquelle s’allient les grands interprètes) est une pure merveille, tant ses graves sont suaves, ses aigus légers, ses ornements accorts, son timbre envoûtant. On ne s’étonne pas que Glaucus tombe immédiatement sous son charme. Et quelque véhéments que soient les avertissements de Témire – Marie Lenormand, mezzo-soprano chaleureuse, qui incarne talentueusement aussi le coquin Amour –, Scylla aussi sera vaincue.
Rejeté cependant dans un premier temps par l’objet de son adoration, Glaucus se tourne vers Circé, lui demandant un sortilège qui puisse faire changer d’avis Scylla. Mais la magicienne trouve ce requérant par trop à son goût, et tente, dans une splendide digression, de lui faire plutôt oublier son amour – mission réussie grâce à Caroline Mutel, dont le soprano lyrique, très homogène et rond, et le talent d’actrice investissent un rôle taillé à sa mesure. Néanmoins, par malheur, le nom de Scylla revient aux oreilles de Glaucus, et tout le charme s’évapore, à la déception de Circé, qui jure vengeance. L’acte III voit ainsi la réunion des deux amants, car Scylla ose enfin se déclarer à son soupirant. « Que le tendre amour nous engage », voilà un succulent duo d’amour, dans lequel les cœurs et les voix de Glaucus et de Scylla vibrent à l’unisson.