Il y a une tendance à réduire la musique savante des pays slaves aux grands noms de la musique russe des deux derniers siècles ou aux avant-gardes de toutes sortes (Scriabine, Roslavets, Oboukhov,…). Le concert de ce soir nous en montre une autre facette, active et toute aussi passionnante, en la personne du compositeur ukrainien Vladimir Silvestrov. Le chef russe Andrey Boreyko se place depuis plusieurs années en ardent défenseur de la musique de ce compositeur, interprétant fréquemment ses œuvres en concert, et ayant enregistré sa Sixième Symphonie. Au programme de ce soir, dirigeant l'Orchestre Philharmonique de Radio France , il nous offre le redoutable Concerto n°3 de Prokofiev avec Lukas Geniusas au piano, suivi d’extraits du ballet La Belle aux bois dormant de Tchaïkovsky et de la Symphonie n°7 de Vladimir Silvestrov.
Le public parisien a déjà eu maintes occasions de découvrir le pianiste Lukas Geniušas, grand nom de sa jeune génération, et d’apprécier en lui tant la précision et la clarté de son, la maîtrise absolue du toucher, que la pertinence de ses choix musicaux. Ce soir dans le concerto de Prokofiev on retrouve l’artisan, le joaillier, l’esthète, mais l’on a du mal à adhérer complètement à l’idée musicale qu’il y a derrière. Il nous sert cette musique sur un petit écrin de velours, y porte une attention extrême. Enfermé dans sa bulle il fignole méticuleusement la moindre inflexion d’atmosphère, le moindre contrechant. Il se place tant en orfèvre qu’en chirurgien, et c’est là techniquement un travail absolument remarquable qui montre le niveau extrême de sa science du toucher. Que dire cependant de la pertinence d’une telle conception ? Indifférent à l’orchestre, il est dans son monde nanométrique délicat et semble oublier qu’il n’est pas seul sur scène. Par ailleurs dans son écrin ouaté son jeu a du mal à sonner lorsqu’il côtoie l’orchestre, son raffinement intime ne souffre guère une autre présence sonore, d’autant plus que l’orchestre ne le suit pas du tout dans cette direction. Andrey Boreyko adopte une interprétation nettement plus franche et spontanée. L’orchestre sonne, donne des élans, des dynamiques, le son vit et s’affirme, fait vibrer les murs dans l’Andante-Allegro ou dans l’Allegro final. Il y a du lyrisme, du souffle, de l’ardeur. Geniusas est dans un tout autre monde, un monde très personnel, tout à fait intime, un monde ultra sophistiqué de dentelle et de chirurgie. Il n’y a guère en lui la passion, l’exaltation et la virilité du son de l’orchestre, qualités que l’on attend habituellement dans ce concerto, et ces deux conceptions s’accordent mal. Si le parti pris de Geniusas peut éventuellement s'envisager dans des pièces pour piano seul, elle sied assez mal aux effectifs plus grands.