En ce dimanche après-midi, un jeune pianiste repéré il y a quelques petites années au Festival du Louvre-Lens et aux Lisztomanias de Châteauroux donne un récital-concert à La Scala Paris pour fêter la sortie de son premier disque consacré à Alexandre Scriabine. L'écriture pianistique de ce compositeur est à la croisée de nombreux chemins de la facture instrumentale, chimère qui associerait le piano, l'orgue, l'orchestre et des jeux de lumières. Pour jouer sa musique, il faut donc un piano qui sonne librement, capable du pianissimo le plus impalpable et du fortissimo à faire tomber les murs. Il faut aussi un pianiste capable de la précision la plus grande... sachant lâcher prise le moment venu.
La Sonate n° 3 est encore marquée par Chopin, Schumann et Liszt mais elle est déjà emportée par une mystique tétanisante. Premier Prix au Concours Scriabine en 2024, John Gade est grand et mince, il a les cheveux de Paganini et sa tenue au clavier est impeccable de tenue : sa mobilité sur les touches, la fulgurance avec laquelle il attrape et fait sonner les basses et plaque des accords scintillants et denses, sa façon de conduire les phrases en étant à la fois souplement naturel et implacable rythmiquement accrochent l'attention immédiatement. Son expression grandiose et chaleureuse maintient la musique en état d'apesanteur et l'auditeur en état hypnotique.
L'Opus 53 est une tout autre affaire. On quitte le romantisme échevelé pour le modernisme, les déflagrations sonores, un monde de résonances qui convoquent les mystères de la nuit et les lumières aveuglantes vers lesquelles les insectes volent vers une mort crépitante. Derrière sa luxuriance pianistique et ses trilles violents, cette musique qui avance apparemment à l'aveugle exige la rigueur absolue d'une lecture ayant pour idée fixe d'avancer malgré les ruptures, les zébrures et les replis quasi silencieux d'une stase qui ne s'annonce pas.