La ferveur est sans doute le trait dominant de cet esprit enjoué, que révèlent un regard vif, un sourire en coin. Que l’on ne se fie pas aux apparences, qui sont celles d’un homme des villes, affairé, pragmatique ; au piano, Philippe Cassard se fait chantre de la nature et du plus noir « Sturm und Drang ». Qu’il joue une Sonate en si, ou une Sonate en si bémol, aussitôt voit-on à l’œuvre cette vigueur de pensée, cette ferveur presque sanguine du jeu, cette manière d’éprouver ses propres limites et, par son engagement, d’entraîner l’auditeur toujours un peu plus loin qu’il ne pensait pouvoir.
Autre trait, la voix. Celle de l'artiste. Celle des artistes dont il se fait l'apôtre dans ses portraits de famille, comme autant de petits contes de Pierre Gripari. La voix d'un texte, au travers des Notes du traducteur. Last but not least, les grandes voix qu’il accompagne, qu'il a accompagnées au piano : Christa Ludwig, Natalie Dessay, Wolgang Holzmair, Karine Deshayes, Donna Brown, pour n'en citer que quelques-unes. Entretien avec l’inénarrable, l'irremplaçable monsieur Cassard.
Comment vient l’interprétation : est-ce au piano, ou à la table avec une partition ?
Philippe Cassard : On ne décide pas de "construire" une interprétation. Une interprétation, cela vient à la fois du fond des âges, si l’on va puiser dans les sources, ainsi que du fond de son âge à soi. Prenons par exemple la Sonate de Liszt. Qu’est-ce qu'un monstre pareil dans la tête d’un gamin de 19 ans, l'âge auquel je l'ai apprise ? A 19 ans, on écoute ses professeurs, même si l'amour pour l'œuvre, les intuitions et les idées plus ou moins claires qu'on peut avoir, la jubilation face à une écriture pianistique aussi sublime en facilitent le premier abord. Michel Bouquet disait à ses élèves du conservatoire : « il faut mâcher le rôle, l’ingérer jusqu’à ce qu’il devienne toi-même». La Sonate est de ces œuvres qu'il faut inlassablement mâcher, au piano et dans sa tête.
Cette Sonate, je l’ai beaucoup jouée jusqu'à mes 27/28 ans, c'est elle que j'ai enregistrée dans une émission pour jeunes musiciens de France Musique. Et puis je l'ai laissé reposer dans un tiroir de ma mémoire pendant 15 ans. Mais pendant ces 15 ans, j’ai découvert la musique symphonique de Liszt, son œuvre religieuse, une quantité de morceaux pour piano que je ne connaissais pas. Et puis j'ai lu l’énorme biographie d’Alan Walker chez Fayard, et quelques dizaines des six-mille lettres de Liszt, ses récits de voyages, et aussi l'analyse de la Sonate par Brendel, qui propose, à l'instar de Cortot, une lecture passant par le Faust de Goethe, Toutes ces informations ont enrichi mon imaginaire, excité ma sensibilité. Sans compter que les cinq émissions de Notes du traducteur que j'ai consacrées en 2010 et 2011 à la Sonate en si mineur m'ont forcé, si je puis dire, à étudier le texte et le facsimilé du manuscrit avec encore plus de minutie. La réalisation instrumentale doit naturellement et logiquement découler de tout cela et se patiner avec le temps.
Je n’ai jamais joué chez moi la Sonate de Liszt en entier. Je suis incapable de produire pour moi-seul l'énergie indispensable à son exécution in-extenso. Mais tout a été passé au crible dans le travail. Au concert, la joie extraordinaire que j'éprouve à jouer la Sonate doit en principe me permettre de me projeter dans l'œuvre et de la faire jaillir d'une traite.
Est-ce que comme Abdel Rahman El Bacha vous souscrivez au précepte de Rilke : faire abstraction des autres, de ce qui a été fait ? Ou au contraire, pensez-vous qu’on doit écouter les grands maîtres ?
P. C. : Moi j’aime écouter les grands maîtres, je ne m'en lasse pas ! Mais il ne me viendrait pas à l'idée de les copier. Le voudrait-on que ce serait ridicule. Gardons toutefois en tête que les enregistrements ne donnent qu’une partie de la vérité. Sait-on que Rubinstein, qui mesurait 1m70, avait un son énorme, bien plus projeté que celui d'Horowitz ? Les enregistrements anciens nous renseignent sur le rapport au texte, les notions de tempo et de style, et aussi, par exemple, sur l'enseignement dispensé par les élèves de Liszt à des générations de pianistes qui ont joué et enregistré au cours du XXème siècle. Pourquoi refuser de connaître ces précieux témoignages ? Se croit-on si faible et si influençable qu'on se précipiterait sur son piano pour imiter bêtement ? Le précepte de Rilke contient en vérité beaucoup d'orgueil, je trouve. Bien sûr qu’il est important de réfléchir par soi-même et de faire travailler son imagination, sa créativité. Mais qu'est-ce que "soi-même", sinon en grande partie l'éducation, les maîtres et la culture qu'on a reçus ? Peut-on, un jour, s'en affranchir tout à fait ? Je ne le crois pas. La règle, en tout cas : ne pas reproduire autrui. C'est immoral, dégradant et anti-créatif au possible !
C’est un non-sens musical par rapport à ce qu’est un interprète. «Interprète» : il est beau, ce mot ! Alors oui : chercher, au piano ou à la table, débusquer les détails d'une partition, essayer de les comprendre, de les mettre en perspective, colorer son jeu : rien de plus jouissif.
On ne vous a que très peu entendu jouer Bach, sauf, il me semble dans le film Sur le bout des doigts d’Yves Angelo…
P. C. : Ce que je pourrais proposer serait sûrement inintéressant, donc je préfère m'abstenir !
J'ai grandi dans le culte de Glenn Gould attisé par les fanatiques de l'époque, Bruno Monsaingeon et Jacques Drillon, qui exerçaient un terrorisme intellectuel inimaginable ! J’ai mis des années à me dégager de cette doxa qui faisait que c’était lui ou rien ! A l’époque, le monde du clavecin m’était étranger. La révélation est survenue en 1986, quand on m’a offert l'enregistrement des Toccatas de Bach par Gustav Leonhardt. En l’écoutant, j’ai aussitôt compris que le rubato, l'éloquence, la liberté que permettait le clavecin (et que commandait l'écriture de Bach !) étaient tout simplement impossibles à obtenir au piano. J’entendais cette musique telle que le texte me disait qu’il fallait l’entendre : baroque, que diable ! Dansante, allégée, rythmée, ponctuée, scandée ! Le clavecin est un instrument peu puissant qui dégage une incroyable énergie pour le moindre trille, le moindre arpège ! Au piano, vous pouvez toujours essayer, ça ne marche pas. Bien sûr, en disant ça, je ne veux pas blesser de merveilleux musiciens, je pense à mon camarade Cédric Pescia qui joue tout Jean-Sébastien Bach admirablement. Et Andras Schiff, Martha Argerich, Friedrich Gulda, Ivo Pogorelich...