Encore un sans-faute pour l’Orchestre de Paris, à qui l’on décerne sans hésitation la palme de la flexibilité stylistique et expressive. Le concert donné ce jeudi à la Philharmonie opposait des œuvres contrastées et le diable lui-même ouvrait la danse avec la Mephisto-Walzer de Franz Liszt. Aux rudesses populaires de cette pièce succédait l’idéal de simplicité du Quatrième Concerto pour piano de Ludwig van Beethoven, interprété avec une grande finesse par Nelson Goerner, qui remplaçait Radu Lupu, souffrant. Enfin, la Deuxième Symphonie d’Alexandre Scriabine clôturait ce programme par une succession d’élans intenses lui conférant une dimension cosmique. Pour faire valser Méphisto et tourner les astres, un chef bien connu des musiciens revenait au pupitre de l’Orchestre de Paris : Paavo Järvi.
En ce début de concert, la principale qualité de l’orchestre et de son chef pourrait sembler paradoxale : ne pas succomber à l’attrait du Beau mais lui préférer le Vrai, même lorsque cela implique un son rugueux, une pesanteur rustique ou des hoquets burlesques. Le premier thème nous entraîne au cœur d’une fête populaire où les raffinements sont bannis, et c’est bien là ce qu’aurait souhaité Liszt. Ces sublimes imperfections vont à merveille au diable lorsque, à la fin de la pièce, le thème est repris pour une danse infernale convoquant une armée de contrebasses, des cuivres sardoniques et des cordes trépidantes. Cette recherche d’une adéquation avec le sujet (l’œuvre s’inspire d’une scène du Faust de Lenau) n’empêche pas les interprètes de témoigner de qualités plus attendues. Le second thème est ainsi joué à la manière d’une valse-hésitation : par d’infimes impulsions, le chef lance puis retient ses musiciens, transmettant aux auditeurs enfoncés dans leurs fauteuils tout l’émoi d’une valse amoureuse. Ailleurs, les cordes réalisent une sorte de scherzo des fées aussi minutieux que du Mendelssohn, tandis que les bois s’illustrent par leur justesse dans ces délicats exercices que constituent les chorals de vents.
Élégance et précision deviennent chez Beethoven la clé de voûte d’un concerto où l’expression romantique passe par une écriture encore imprégnée de classicisme. À ce titre, le jeu du pianiste Nelson Goerner s’avère exemplaire et, même si Radu Lupu était très attendu, personne ne songe à regretter son absence. Le soliste joue de son Steinway de concert comme d’un piano beethovenien : il pourrait user d’un toucher massif mais préfère faire corps avec l’orchestre en dosant subtilement la pédale et en déployant des aigus cristallins. La simplicité confine alors à l’évidence. On admire la fraîcheur des mélodies, la fluidité des trilles, la virtuosité non démonstrative de la cadence. Tout en conservant cette remarquable économie de moyens, le soliste suscite un profond désespoir dans le mouvement central ; rien ne bouge ou presque et pourtant l’auditoire reste saisi… Face à ce piano introspectif, les cordes à l’unisson demeurent impassibles, incarnant l’insensible foule humaine avec toute la sévérité requise par la partition. Malgré leur contraste, les deuxième et troisième mouvements s’enchaînent de façon impeccable grâce à un pupitre de cordes aussi léger que discret. Plus présent et affirmé, le piano lance l’orchestre dans un jeu fougueux. La virtuosité est de mise, avec une panoplie de traits, trilles et vastes arpèges : voltigeant au-dessus du clavier, les doigts du pianiste se rient de ces difficultés. Et toujours, Nelson Goerner fait chanter son instrument, soutenant ses phrases aussi bien (voire mieux) qu’un violoniste…