Est-il un violoniste ? Assurément, Ivry Gitlis en est un, et non des moindres ! Sa sonorité aussi prégnante que la voix de Maria Callas est le tremblement d'une âme qui se fond dans la musique et dans celle de son Stradivarius. Mais Gitlis, né en 1922, est aussi un citoyen, témoin d'un siècle qu'il n'est pas loin d'atteindre. Emmanuel Hondré, programmateur de la Philharmonie de Paris, a donc réuni des musiciens pour lui rendre un hommage. Tâche difficile vu la personnalité d'un artiste à l'étroit dans ce que l'on appelle la « carrière » – plus que dans la musique qui est sa raison d'être. Gitlis a été acteur pour Roman Polanski, a organisé des festivals, des concerts, vécu d'une façon libre, enseigné et soutenu tant et tant de musiciens. Comme Arthur Rubinstein quand il était à Paris, Ivry Gitlis est un pilier des concerts des autres, jamais rassasié de musique et de talents nouveaux, jamais réfugié dans un passé su par cœur. Hommage fut pourtant rendu, avec les moyens du bord, enthousiasme et amour par une bande de musiciens. Certains sont à son opposé, ce qui n'a pas dû être pour lui déplaire. D'autres sont de ses amis les plus proches, comme Martha Argerich, depuis si longtemps, ou le jeune pianiste Iddo Bar-Shaï dont la dévotion pour Ivry répond à l'admiration que lui porte Gitlis.
Pour un pianiste, rendre hommage à Gitlis, c'est facile. Pour un violoniste, c'est plus compliqué. Notre héros n'a jamais été dans le moule : formé à Paris mais libre de toute école, il n'a jamais cultivé la perfection formelle du jeu. Comme Enesco en son temps, il a privilégié une approche certes fondée sur l'analyse et l'étude mais libérée des carcans de la propreté, des inhibitions scolastiques. Alors évidemment : entrer en scène comme le fait le tout jeune Thomas Lefort pour jouer Granados et Dvorak transcrit par Kreisler, quand on sait ce que son professeur fait encore dans Liebesleid ou Liebesfreud, voilà qui peut intimider. Lefort le sera dès l'abord, pour se libérer ensuite et sa prestation ne sera pas la moins émouvante, tant passait dans sa sonorité et ses phrasés l'écho mimétique de ceux de son maître. Renaud Capuçon, magnifique dans la « Sicilienne » du Concert de Chausson, avec Angelich et les Ébène, est bien différent de celui à qui il rend hommage, mais les violonistes savent naturellement aimer ce qui devrait les éloigner. Capuçon a réussi par le travail, le sérieux, l'ouverture progressive de son univers musical – bien plus que par ses dons naturels – à replacer le violon français sur la scène internationale. Il joue aujourd'hui avec une intensité, une élégance, une grâce, une nécessité que l'on percevait il y a déjà longtemps quand il faisait ses débuts dans le Concerto de Brahms, sans être certain qu'il sortirait ainsi magnifiquement de sa chrysalide. Jean-Marc Phillips serait déjà bien plus dans la lignée d'Ivry Gitlis. Le premier violon du Trio Wanderer a retrouvé ses racines arméniennes et a collé Varjabédian à son patronyme. Il joue le jeu de la vérité quitte à se brûler certains soirs. Ce soir, il est intense et émouvant dans un Nocturne et la Danse du sabre de Khatchaturian, accompagné par le remarquable pianiste Vahan Mardirossian. Vient Mayu Kishima qui met tout le monde d'accord dans les troisième et quatrième mouvements de la Première Sonate de Prokofiev, avec Akane Sakai qui crée de magnifiques atmosphères au piano. Archet royal, sonorité de velours, vibrato varié, justesse formidable, la jeune japonaise est parfaite. Est-elle très Gitlis ? Il est certain qu'elle l'aime et qu'il l'admire.