Surprise de voir Bernard Labadie entrer sur la scène du Grand Auditorium de Radio France : il ressemble à un curé Vatican 2 – on ne dira pas clergyman, il est Québecois et l'on ne voudrait pas créer un incident diplomatique. En chaussures de ville, costume et chemise gris, il n'a rien de la tenue d'un chef d'orchestre. Sa démarche, aussi débonnaire que son sourire est doux et malicieux, ne font que renforcer ce sentiment. Et puis... le voici qui s'assied sur une banquette de piano pour diriger au milieu des musiciens peu nombreux sur le plateau. Normal, se dit-on, pour « Le Chaos » tiré des Eléments de Jean-Féry Rebel. Sauf que pour recréer aujourd'hui la stupéfaction que furent ces dissonances et cette violence acoustique sur le public de 1737, il faudrait assurément les décibels qui manquent tout de même un peu ce soir, pour le coup oser la saturation, en jouant au grand complet. Cela étant, sous la direction finement articulée mais aux gestes ronds et amples de Labadie, les musiciens du Philharmonique jouent parfaitement le jeu : cordes senza vibrato, archets précis, attaques incisives et justesse enviable... auxquelles se joignent des vents alertes et deux flûtes piccolo qui vous percent heureusement les tympans, puisque c'est précisément l'effet voulu par le compositeur. C'est splendide, bien que le chaos n'ait été qu'un chahut.
Mozart maintenant. Le Concerto en ré mineur KV 466 par Nelson Freire. Que va-t-il se passer ? Bernard Labadie a choisi de le donner, comme la symphonie de Haydn qui sera jouée en seconde partie, avec une petite formation : 11 violons, 4 altos, 3 violoncelles et 2 contrebasses, timbale en peau et les vents demandés par le compositeur. Pendant que le grand Steinway de concert a été poussé sur le plateau, je me suis dit que l'attelage allait être étrange : pourquoi ne pas avoir choisi, certes pas un piano-forte du temps de Mozart qui ne pourrait pas affronter ce pourtant petit effectif, mais au moins un Erard cordes parallèles de la fin du XIXe siècle : il y a une collection splendide de pianos anciens à 500 m de Radio France, chez les pianos Balleron, qui n'attendent que cela.
Labadie prend un tempo alerte dans l'introduction du concerto, mais surtout il insuffle un son transparent sans inertie à l'orchestre qui joue là encore senza vibrato et sans appuyer les accents de façon trop marquée, d'une façon bondissante et articulée. Tout chante incroyablement, sans exagérer le caractère ombrageux de cette introduction qui d'un coup sonne de façon opératique. Freire joue la première phrase même avec une finesse, une fluidité, une légèreté et absence de poids proprement sidérants : ce piano un peu ancien que nous espérions est là devant nous par la grâce d'un magicien. Quelques nervosités dans le premier mouvement nous rappellent que nous sommes sur terre, au concert, et que la musique peut encore être un organisme vivant. Le chef et le soliste avancent ici de façon on ne peut plus complice, parlant de choses sérieuses sans crier leurs convictions. Freire a une façon incroyable de faire sonner les accords comme des « pizz » de contrebasses, leur donnant un rebond irrésistible qui ponctue et pousse de l'avant le chant si fluide mais dramatiquement tendu de la main droite. Arrive la cadence.... il a choisi celle de Carl Reinecke rarissimement donnée, un brin anachronique mais moins musclée que celle de Beethoven souvent choisie.