Beatrice Berrut livre son expérience et son point de vue à propos des concours internationaux, leur intérêt et leurs limites. La pianiste suisse retrace à cette occasion son propre parcours. Nous recevant à l'issue d'un récital Schubert, Brahms et Liszt, Beatrice Berrut éclaire le sens d'un programme intimement lié à sa personnalité et à sa vie. Elle dévoile sa passion pour Bach et Mozart puis s'inscrit dans la lignée des Romantiques allemands jusqu'à Liszt. Liszt auquel elle consacre plusieurs projets discographiques, fruits d'un compagnonnage de toujours avec le compositeur.
Ce mois-ci, Bachtrack s'intéresse aux concours internationaux de musique. Vous êtes une artiste reconnue mais vous vous en êtes tenue, semble-t-il, plutôt à écart. Comment contourner ces épreuves pourtant recherchées ?
Je n'ai passé que 2 concours, ceux de Dublin et Cleveland. Les concours ont une incontestable vertu. On travaille un répertoire jusqu'au point où il devient évident qu'il n'y a pas d'autres manières de l'interpréter que celle adoptée et il s'agit de la porter à la perfection. Deux autres points positifs : sur le plan psychologique on apprend à surmonter le stress et sur les plans artistique, professionnel, ils offrent l'occasion d'échanges enrichissants, particulièrement avec les membres du jury et avec les autres pianistes.
Toutefois, ces épreuves sont assez artificielles : on se présente devant le jury non pour partager un plaisir musical comme en concert avec le public, mais pour attendre un verdict aux résultats aléatoires. Par ailleurs, si une victoire garantissait une carrière à une époque, la multiplication du nombre de concours promeut des milliers de lauréats ; beaucoup ne connaissent qu'une célébrité passagère avant l'arrivée des lauréats des sessions suivantes.
Je suis pour ma part d’un caractère plutôt indépendant, et même si j’ai fait le choix de vivre à l'écart des grands centres et des courants musicaux, je m’inspire beaucoup des interprétations de musiciens qui me marquent, tels Lupu, Brendel ou Argerich entre autres. Pour faire ma place dans le monde de la musique, je suis trois "axes". D'une part, enregistrer des albums, excellente carte de visite. D'autre part, avoir une attitude proactive, aller vers les autres, faire des rencontres. Mon management m’aide d’ailleurs dans cette démarche. Enfin, être présente sur les réseaux sociaux, diffuser de belles vidéos sur You Tube, plateforme qui représente un atout considérable pour la visibilité.
Vous avez suivi au départ une formation prodiguée par des maîtres. Quelle fut leur influence sur vous ? Ont-ils contribué à vos débuts ?
Je dois pratiquement tout à Galina Iwanzowa, ayant suivi son enseignement durant 5 ans à la Hochschule für Musik Hanns Eisler à Berlin. Elle-même avait été formée au Conservatoire de Moscou par Heinrich Neuhaus dont je lisais avec passion l'Art du piano et admirais les élèves. Galina Iwanzowa a forgé ma technique, ma sonorité et m'a aidée à évoluer vers mon indépendance. Ce qui ne m'empêche pas de la visiter encore une ou deux fois par an. Quelques phrases de sa part suffisent pour que je voie plus clair dans une interprétation. Au festival de Ravinia (Chicago), j'ai rencontré ensuite John O'Conor puis suivi ses cours à Dublin, deux années. Un nouvel horizon m'est apparu. Neuhaus disait du pianiste : "Tête froide, cœur brûlant" ; son art était pictural, intuitif, fait d'émotion. Avec O'Conor, j'ai découvert le monde allemand, protestant, de Wilhelm Kempff ; monde d'organiste, de Cantor, celui de Bach. Durant mon enfance, je m’ "abreuvais" déjà de musique allemande, je l'écoutais grâce à la discothèque familiale. C'est la source de mon choix de vie comme musicienne : lorsque je découvris le 2e concerto de Brahms, ce fut un choc ; je n’en dormis plus durant plusieurs nuits. De même à l'écoute des 1e Sonate de Schumann par Pollini et 2e Sonate par Kempff. Je me disais que le jour où je jouerais le 4ième mouvement de la 1e Sonate à la perfection, je pourrais mourir, j'aurais fait mon chemin terrestre ! Toutefois, durant mes premières années de piano, on me faisait jouer de petites piécettes de variété : rentrée à la maison, frustrée, je prenais les partitions de ma mère, bonne pianiste, essayant de les déchiffrer comme je pouvais.
Après vos années de formation, comment concevez-vous votre travail ? Comment votre répertoire se constitue-t-il et évolue-t-il ?
Je pense que le principal défi d’un interprète est d’avoir une idée parfaitement claire du message qu’il croit devoir faire passer à travers une œuvre. Tous les matins, je remets mon ouvrage sur le métier, essayant quotidiennement de pousser plus loin ma recherche et son application : en effet, on peut être tout à fait persuadé de faire passer une nuance ou un caractère, alors que l’auditeur ne l’entend pas … Pour être bien certaine du message que je transmets, je m’enregistre fréquemment, et contrôle ainsi si mes intentions sont intelligibles.