Charles Richard-Hamelin cultive un particularisme tranquille, son jeu est comme une enclave dans le monde pianistique. Ses prouesses au dernier concours Chopin l'ont projeté sur le devant de la scène ; pourtant, voici un musicien dont le maître mot est la discrétion, doublée d'une prodigieuse résilience. Élève d'André Laplante et de Jean Saulnier, ses lectures de Chopin portent l’estampille d’une maturité précoce : il joue sans scrupule, ne cherchant pas à plaire mais à communiquer. Nous l’avons rencontré à l’occasion de son passage au Festival de La Roque d'Anthéron.
Quel est votre rapport à la partition : faut-il travailler au plus près, ou prendre du recul ?
Charles Richard-Hamelin : Il n’y a peut-être que dans le clavier bien tempéré que la partition a valeur de bible. Plus on joue une œuvre, moins on sort la partition. Mais ce n’est pas parce qu’on joue par cœur qu’il ne faut plus l’avoir en tête. Pour Chopin, c’est compliqué parce que les éditions sont très contradictoires, il n’y a pas vraiment d’édition de référence. Enfin, le plus important, c’est de savoir lire entre les lignes : si on se contente d’exécuter scrupuleusement ce qu’il y a écrit sur la partition, on tombe dans l’académisme. Il y a beaucoup de non-dit dans la musique, le rubato, par exemple. Chez Chopin, par exemple, on trouve parfois des ornements formés de plusieurs petites notes rapides : évidemment, il ne s’attendait pas à ce qu’on les joue de façon identique. Il faut savoir prendre de la distance vis-à-vis de la partition ; pour qu’elle soit vivante, la musique a besoin de l’interprète et de sa personnalité.
Sentez-vous une différence dans la liberté de choisir son répertoire entre la période qui a précédé votre victoire au concours Chopin et celle qui l’a suivie ?
C. R-H. : Bien sûr ! Avant le concours, je pouvais choisir de jouer ce que je voulais. Mais le public ne voulait pas m’entendre pour autant : j’avais quelques concerts au Canada et au Québec mais je ne jouais jamais à l’étranger. Maintenant, c’est largement le cas car le concours Chopin est une vitrine pour la scène internationale. Jouer ce qu’on veut, c’est bien, encore faut-il être engagé à jouer sur une scène. Cela dit, j’étais déjà très heureux : je gagnais ma vie humblement, mais je gagnais ma vie. J’ai commencé tard à faire des concours internationaux, à 24 ans passés, mais j’ai malgré tout réussi à me faufiler sur le podium. Sur le papier, je ne suis pas vraiment le candidat-type que les concours ont l’habitude de primer ; souvent, ce sont les enfants-prodiges, ceux qui ont étudié avec des professeurs vedettes dans les grandes écoles. Maintenant, il est vrai que l’on me demande presque systématiquement Chopin, parce le public me connait par cette musique.
Chopin… est-ce que ça ne tend pas à devenir, comme le sparadrap du capitaine Haddock, une étiquette dont on a beaucoup de mal à se débarrasser ?
C. R-H. : En effet, j’ai beaucoup d’engagements au Japon, mais que pour du Chopin ! Disons, qu’il y a de pires étiquettes à avoir. Si je ne devais jouer que du Saint-Saëns pour le restant de mes jours, je pense que j’arrêterai de jouer du piano. Heureusement, on ne se lasse pas si vite de Chopin. J’ai dû en jouer 3 ou 4 heures de musique, alors qu’il en a écrite 12 ou 13. Et puis, certains programmateurs montrent plus d’ouverture et me laissent construire des programmes de récital « autour de Chopin », avec d’autres compositeurs qui l’accompagnent bien, par contraste ou par similitude.
Qu’en est-il de votre emploi du temps ?
C. R-H. : Pour vous donner une idée, ces derniers 5 jours, j’ai fait trois programmes et trois pays : Le ré mineur de Brahms vendredi dernier avec l’Orchestre Symphonique de Montréal sous la direction de Kent Nagano. Beethoven, Enescu et Chopin en récital hier en Pologne, et Chopin ce soir à la Roque d’Anthéron. Hier, le concert s’est terminé vers 11h, on m’a déposé à Prague vers 2h du matin pour prendre un vol à 6h du matin. Je suis arrivé à la Roque à 11h30 pour une répétition avec orchestre à 11h30, et à présent, me voilà. Je n’ai pas dormi depuis mon concert d’hier. Mais heureusement, cela reste assez exceptionnel : l’offre du festival est venue assez tardivement. Et, comme dans The Godfather, c’est une offre que l’on ne peut pas refuser.
Chopin a écrit essentiellement pour piano seul ; le rubato et la liberté de jeu sont des enjeux essentiels de l’interprétation de ses œuvres. Qu’est-ce qui change dans les concertos ?
C. R-H. : Dans Chopin, l’orchestre tient un rôle assez superflu. Il fait quelques tuttis dans lesquels il présente les thèmes, il aménage des pauses pour le soliste : il nourrit le piano. C’est comme une grande sonate pour piano, nourrie par une texture orchestrale.
Avec un orchestre comme celui qu’on a la chance d’avoir ici, le Sinfonia Varsovia : on a vraiment l’impression que chaque musicien connaît la partition de piano par cœur. On peut littéralement faire ce qu’on veut, comme en solo ; les musiciens écoutent le phrasé et changeront d’harmonie au bon moment. Avec un bon orchestre, il n’y a pas tant de différence par rapport au solo. Avec un orchestre moins habitué ou moins habile, avec un chef moins communicatif, ça peut être plus difficile et il faut être plus « traditionnel » dans notre choix de rubato.