Pianiste accompli, très présent sur la scène française et internationale, Florent Nagel a également étudié la composition auprès de Marcel Bitsch et de Claude Ballif. Fort du succès de son conte musical Alice au pays des merveilles, il publie ce mois-ci aux Editions Alphonse Leduc son Livre pour Piano, qui a déjà fait l’objet d’un CD paru en avril dernier chez Azur Classical. Nous l’avons retrouvé pour une conversation autour de sa technique compositionnelle.
Suzanne Lay : Le titre de votre dernier enregistrement, Livre pour piano, sonne presque comme un cahier d’exercices…
Florent Nagel : Un exercice étant une activité spécialisée et organisée, il en a peut-être la valeur dans ce sens où il permet de développer toutes les capacités musicales d'interprétation, ou de virtuosité, pour tout pianiste qui prendra la peine de s’y intéresser. Je ne déconnecte jamais la musique de son aspect physique, je compose la plupart du temps au piano, un crayon à la main pour tout poser sur papier, et adapter la longueur d’un thème ou la teneur d’un développement au cours du processus. Je réfléchis toujours à comment le corps du pianiste s’adaptera à l’œuvre, à quelles parties de ce corps (le dos, les épaules, le bras, la main) seront sollicitées par un morceau ou un autre. Mais il a avant tout été pour moi un moyen de composer expressément pour les pianistes et de pouvoir ainsi structurer mon écriture.
Une manière, donc, de se référer à des formes (prélude et fugue, canon, ostinato...) d’école ?
Oui et non. Lorsqu'on compose une fugue, il y a bien sûr cette référence sous-jacente à Bach, mais il ne s’agit pourtant pas ici d’un retour en arrière, ou aux « fondamentaux » – l’idée d’un « retour à Bach » m’a toujours semblée absurde –, plutôt d’une constante qui a pris forme à ce moment-là, même si son œuvre a toujours été présente depuis que je compose, depuis mon adolescence. J'adorais la période Baroque et les grands contrapuntistes, et j’écrivais déjà des fugues. Cette forme me donnait l’impression de contenir tous les possibles de l’écriture musicale.
Ce n’est pourtant pas une forme qui semble permettre une grande liberté…
En France, on a coutume d’affirmer que plus la forme est stricte, plus la liberté est grande. Mais en fait la forme se dessine au fur et à mesure que les idées se développent. L’écriture « dans les chaînes » permet d’appréhender des déploiements musicaux qu’on n’aurait pas envisagés sans cette forme. Il y a aussi en parallèle un "enchaînement" de procédés au niveau du déroulement d'une pensée qui se structure. Les intervalles interdits dans les classes d'écritures, par exemple, ne sont là que pour apprendre aux étudiants quoi écrire, quoi entendre – en un mot, ils forment l’oreille. Une quarte diminuée n’a rien de dissonant, et ces règles ont évidemment beaucoup changé. Le langage musical évolue, par-delà les pôles qu’esquissent les notes ou l’harmonie. Ce sont des choses qui viennent après. Le langage est au-delà des notes. Ce sont des choses qui viennent après. Ce n’est pas en cherchant son identité musicale qu’on arrive à écrire, c’est l’inverse. C’est du moins comme ça que j’ai toujours fonctionné.
En confrontant votre pensée musicale à des canons d’écriture ?
Disons plutôt à des idées. La fugue nous oblige à mettre de l'ordre dans notre pensée. C’est une forme qui permet à une idée de nous donner le chemin à suivre sur un moment donné. Bach, Beethoven ou Chopin dans une autre mesure, procèdent de cette façon : ils plient une idée à une durée. Je ne sais pas ce que je vais écrire avant de l’écrire, et ces formes codées comme la fugue, la sonate, sont des formes différentes mais ont tout de même un point commun : structure tripartite, sujet contre-sujet réponse, ou exposition - développement - réexposition.