Melting pot ou salad bowl ? S'agissant du Quatuor Belcea, la réponse n'est pas tout à fait immédiate. Si la diversité des visages est déjà un indice de leur personnalité musicale, elle ne suffit pourtant pas à les définir. Par leur âge, les Belcea appartiennent à une génération de quatuors pour qui « tuer le père », c'est éviter les boniments, s'affranchir du « paradis perdu » et s'ancrer dans une haute conscience du présent. C'est sans doute l'une des raisons pour lesquelles là où de nombreux quatuors réservent encore à chaque mouvement son unité émotionnelle, l'esthétique des Belcea repose sur l'alternance fréquente de fragments émotionnels variés. Malgré le grand chambardement qu'a provoqué leur intégrale en 2013, il serait bien réducteur de résumer les Belcea à Beethoven, comme en atteste l'immense réussite de leur monographie brahmsienne. Invités à jouer au Gstaad Menuhin Festival, nous avons eu la chance de les rencontrer...
Julien Hanck : Votre quatuor est composé de musiciens d'horizons très différents...
Antoine Lederlin : C’est à double tranchant. Même s’ils ont eu une éducation tardive à Londres, Krzysztof et Corina viennent de Pologne et Roumanie, tandis qu'Axel et moi sommes issus de l’école française. Je me suis très vite aperçu que nos priorités n’étaient pas les mêmes. Sans qu’on le veuille, en France, on va être axé sur la justesse, la qualité du son. Krzysztof et Corina étaient beaucoup plus attentifs à la « vie » dans la musique. Pour schématiser, je dirais qu’Axel et moi, mettons d'abord la technique en place avant d'avancer musicalement, tandis qu'eux se disent plutôt : « faisons d’abord de la musique, la technique suivra. » D'un commun accord, nous avons essayé d'exploiter au maximum cette diversité, et aujourd'hui, on sait que l'on profite tous beaucoup, sur le plan musical, de cette « cohabitation ».
J. H. : Parlons du Quatuor en la mineur (op. 51 n°2) que vous avez donné ici au Gstaad Menuhin Festival. Brahms dit lui-même de ses quatuors que ce ne sont pas des œuvres aussi immédiatement séduisantes que ses sextuors...
A. L. : S'il est vrai que les deux quatuors de l'opus 51 sont moins séducteurs que les sextuors, que les thèmes sont un peu moins abordables, il y a là une énergie et une âpreté – notamment dans le 4ème mouvement (Allegro non assai), ou le passage central du deuxième mouvement (Andante moderato)– qu’il n’y a pas forcément dans les sextuors. Mais c'est à condition de la rendre !
Krzysztof Chorzelski : Il est très touchant de jouer ces quatuors, car on sent à tout moment le défi que cela représentait pour lui et l'effort qu'a mis Brahms pour les parfaire : que ce soit dans l'incroyable discipline de l'écriture, ou dans certaines subtiles connexions entre les voix. Écrire pour le quatuor n'était pas aussi naturel pour lui qu'écrire pour l'orchestre ; Brahms a dû s'y reprendre une vingtaine de fois avant d'écrire un quatuor qui le satisfasse. J'ai souvent l’impression qu’il se battait encore contre l'ombre de Beethoven.
J. H. : Pour autant, ressent-on un malaise dans l'écriture instrumentale ? Par exemple, est-ce que cela tombe bien sous les doigts ?
A. L. : Brahms ne tombe jamais très bien sous les doigts, c’est un pianiste et ça se sent. Il y a une grande interdépendance des voix dans ce quatuor, l’on ne se sent pas aussi libre que dans les sextuors ou le quintette ; chaque voix est incessible, comme si elle faisait partie d’un organisme cohérent. Ce qui est frappant dans les deux quatuors de l'opus 51, c’est que l'écriture en est presque « trop » dense : on a l’impression que Brahms a voulu écrire pour tout le monde, tout le temps. En termes de balance, c’est difficile à rendre.
J. H. : C'est peut-être là que vous apportez quelque-chose de foncièrement nouveau : en faisant entendre par moment des délicatesses quasi ravéliennes là où d’autres auraient été « brahmsiens » jusqu'au bout ...
A. L. : Ce sont des œuvres imposantes et il y a des moments de grâce, de flottement qu’il faut savoir préserver, a contrario des autres moments qui sont plus virils et « dans le son ». En quatuor, contrairement au symphonique, on est vite limité en termes de volume. En revanche, ce qu’on peut travailler et où l'on est quasiment illimité, ce sont les nuances piano. C'est pour nous un champ de recherche bien plus fertile que celui de jouer fort. Ce faisant, on « force » le public à faire silence et à tendre l'oreille, et cela ne déplaît pas en général.
K. C. : C’est un peu la philosophie de notre quatuor : on essaye de restituer tous les caractères, toutes les humeurs présentes dans les œuvres, même si elles n'y sont qu'à l'état latent. Chez les grands compositeurs, il y a toujours une raison à tout ; c'est pourquoi, on ne veut surtout pas jouer tout fort. Pour rendre le texte compréhensible, il faut trouver un équilibre, une manière pour que les différents éléments qui le composent puissent coexister sans se déranger. Et pour moi, les solutions les plus élégantes font appel au « caractère » plus qu'aux questions de volume et de densité.
J. H. : Pensez-vous qu'écouter plusieurs enregistrements d’une œuvre facilite son appropriation ?