Yann Apperry, lauréat du Prix Médicis avec son roman Diabolus in Musica et du Prix Goncourt des lycéens avec Farrago, écrit également pour le cinéma, la scène, la radio, et se prête, avec Le Dernier Livre de la Jungle, au difficile exercice du livret. Rencontre avec ce romancier touche-à-tout.
Vous avez écrit le livret de la pièce radiophonique Le Dernier Livre de la Jungle pour le compositeur Massimo Nunzi. Je crois qu’il ne s’agit pas là de votre première collaboration …
Yann Apperry : Nous nous sommes effectivement rencontrés il y a environ vingt ans, et n’avons pas arrêté de collaborer depuis ! Notre dernier projet s’articulait autour des Leçons américaines d’Italo Calvino, le cycle de conférences inachevé – presque achevé, cinq concepts sur les six ayant été traités. C’était un hommage, ou du moins une sorte d’hommage, puisque j’avais écrit le texte, original, pour l’occasion. Nous placions un personnage de femme au cœur d’une intrigue nouvelle : elle recevait un coup de fil de Calvino qui, sur son lit de mort, lui demandait de récupérer les six leçons et de les donner à sa place, puisqu’il serait mort le lendemain.
Avec Le Dernier Livre de la Jungle, nous nous attaquons enfin à la forme dont nous rêvions. C’est une sorte de comédie musicale ou d’oratorio, comme a pu s’y apparenter le Candide de Leonard Berstein. Nous rassemblerons cinq chanteurs, quarante musiciens de l’Orchestre Philharmonique, et des acteurs pour compléter la narration – puisque nous n’avons pas choisi de recourir à un récitant. Enfin nous y ajouterons une section rythmique, un quartet constitué d’une batterie, d’une basse électrique, d’une guitare et d’un piano. Nous partions au départ plutôt sur une formation strictement jazz, mais dans cette configuration, nous espérons figer un peu plus le résultat – en faire une œuvre du répertoire pour enfants, encore à écrire !
Ecrit-on différemment lorsqu’on écrit pour un musicien ?
Y. A. : Je pense que notre collaboration est peu commune. En général, un librettiste travaille en amont sur ses propres idées, puis le compositeur s’empare du texte, le réécrit … Ce n’est pas toujours une collaboration heureuse. Alors que la circulation d’idées, de mots et de musique est perpétuelle entre Massimo et moi. Bien que la répartition des tâches soit réelle, et effective, des rencontres, des interférences font toujours surface : des incursions de Massimo dans le texte, des insertions de lignes mélodiques de ma part. C’est un travail complexe et très joyeux !
La musique occupe, je crois comprendre, une place importante dans votre vie …
Y. A. : Je suis, il faut l’avouer, un piètre lecteur, assez mauvais en déchiffrage. Mais mes rencontres avec Massimo, ainsi qu’avec d’autres musiciens tels que Claude Barthélémy, n’ont jamais cessé de me stimuler. J’ai commencé à apprendre la trompette avec Massimo, mais bien que je ne sois pas un excellent instrumentiste, j’ai pu utiliser ces acquis – la maîtrise du phrasé, du souffle – en abordant le chant. J’ai monté avec Claude quelques « Concerts littéraires » dont les parties chantées prennent de plus en plus de place. J’y prends beaucoup de plaisir, de même qu’à l’écriture de chansons.
Chansons que vous écrivez pour la plupart en anglais ?
Y. A. : J’ai écrit quelques textes pour la scène – notamment la première version du Dernier Livre de la Jungle - et la quasi totalité de mes chansons en anglais, oui. Je ne pourrais pas écrire de romans en anglais, mais à ce niveau-là, je peux, sans problème. J’ai parlé anglais avant de parler français, l’anglais est, à vrai dire, ma langue maternelle, puisque c’est la langue de ma mère. Tout comme la musique est le lieu de ma mère, puisqu’elle a toujours été chanteuse, compositrice, guitariste. Bref, j’ai baigné dans tout cela.
Est-ce pour cette raison que vos personnages sont si rarement français ou francophones ?
Y. A. : Il doit y avoir de ça. Cela vient sans doute également, chez moi, d’une relation beaucoup plus heureuse et évidente à l’anglais, et de l’anglais à la musique. C’est une langue qui demeure perpétuellement mystérieuse dans ce qu’elle permet. Une parole qui sonnerait de façon banale en français est soudainement chargée de magie en anglais. Le rapport à la simplicité et à la complexité est tout à fait différent. Cela se ressent dans le langage populaire, qui ne tombe en anglais jamais aussi rapidement dans la vulgarité. C’est sans doute pour cela qu’il semble difficile en France de concevoir le littéraire chez Bob Dylan. Dylan a été révolutionnaire dans ce mariage entre langage populaire et poésie. La dimension poétique de la folk, qui s’enrichissait d’influences européennes, n’a pas d’équivalent en français, et il reste difficile de trouver un point de comparaison. Le prix Nobel ne m’a pas surpris : on récompense bien des poètes … Au-delà des chansons, les chroniques de Dylan sont par ailleurs incroyables, notamment les très belles pages qu’il consacre au processus de création. Ce sont des textes très justes.