À l’occasion de son dernier programme présenté au Théâtre de la Ville avec sa compagnie, le chorégraphe Angelin Preljocaj choisit de placer au cœur de sa démarche artistique l’une des rencontres qui l’ont le plus marqué : celle du compositeur Karlheinz Stockhausen. Pensée en dyptique, la soirée associe Helikopter, œuvre essentielle correspondant à la rencontre fructueuse entre les deux créateurs en 2001, et LICHT, création de 2025 qui fait appel à une musique originale de Laurent Garnier pour mieux mettre en valeur, prolonger, presque ériger en modèle le génial « esprit Stockhausen ».
Le Helikopter-Streichquartett (en français « Quatuor à cordes hélicoptère ») de Stockhausen fait partie sans nul doute des musiques les plus déroutantes qui aient été imaginées au XXe siècle. Mêlant les sonorités d’une formation éminemment classique (un quatuor à cordes) à une ambiance bruitiste assourdissante (les vibrations de quatre hélicoptères), cette partition ô combien « démente » d’après le terme employé par Preljocaj témoigne d’une recherche incessante dont l’objectif assumé est de parvenir à passer au-delà du connu ou du compris. L’œuvre est extrêmement impressionnante musicalement non seulement parce que l’effectif ne ressemble à rien de connu mais aussi parce que sa construction révèle une rigueur hors du commun : les couches de sons prennent forme dans l’espace, se superposent parfois, continuent leur trajectoire sans discontinuité, jusqu’à ce que l’oreille ne puisse plus suivre aucun cheminement logique au sein d’une complexité en apparence chaotique et en réalité travaillée à la seconde près.
Ensorcelé par cette musique « hallucinante… impossible à chorégraphier ! », Preljocaj ressentit le désir impérieux de la mettre en danse, et de fait, il excelle dans la correspondance visuelle qu’il opère sur le plateau. Les six danseuses et danseurs, êtres mouvants sans attributs genrés, semblent littéralement incarner les ondes sonores émises dans l’air, dont le tracé est également illustré par les déformations giratoires créées par les lumières au moindre mouvement entrepris par chacun des corps.
Aux impulsions brusques de bras et de jambes en diagonale succèdent de méthodiques trajectoires circulaires ; tous les gestes initiés et toutes les dynamiques enclenchées répondent sans cesse à ce qui précède, l’horizontal au vertical, l’apesanteur à la gravité, l’inéluctable rassemblement en un seul organisme à l’apparente solitude des êtres en présence. Il s’avère très difficile de regarder l’ensemble des événements en même temps, et pourtant, une véritable unité se dégage de tout ce qui a lieu : la polyphonie et la polyrythmie sont transposées en une énergie spatiale organique, intuitive, tellurique.