Près d'un an après avoir enchanté le public toulousain de la Halle aux Grains, le géant de Leningrad revenait pour un nouveau récital sous l'égide de l'association des Grands Interprètes. La dialectique sokolovienne est bien connue mais toujours renouvelée, fameuse mais sans cesse surprenante. Le programme proposé pour ce concert traitait du passage entre classicisme et romantisme autour de deux figures de chacun de ces courants : Joseph Haydn et Franz Schubert. En ligne de mire du virtuose : une véritable dissertation sur l'ornement à travers l'histoire de la musique.
La première partie est constituée par trois Sonates / Divertimenti de Joseph Haydn, composées en relative autarcie. Avec un jeu d'une souplesse et d'une douceur incroyables, Gregory Sokolov monte progressivement en intensité avec une première sonate largement articulée et mettant en avant la mélodie et l'équilibre classique. Le pianiste introduit progressivement un rubato mesuré dans la deuxième pièce notamment sur les subtils motifs ornés de mordants offerts par le premier mouvement Allegro moderato. Loin de se contenter de la mise en valeur mélodique, c'est toute l'écriture presque orchestrale du compositeur allemande que le virtuose s'emploie à faire ressortir de son jeu, y compris sur des mouvements non contrapuntiques, et ce grâce à un toucher inégalé. Le public, qui se contient déjà d'applaudir par le pas de charge et l'absence de répit laissé entre les mouvements et les pièces par G. Sokolov, ne résiste déjà plus et salue le pianiste, clairement embarrassé. La dernière sonate, initiée par des ricochets timides, amène rapidement des traits extrêmement virtuoses négociés avec la plus grande légèreté. Les cadences évitées sont soigneusement étirées par l'interprète qui rend son instrument le plus plaintif possible, pleurant presque, soignant ainsi sa transition vers le romantisme. Avec un dernier mouvement enjoué, coupant court à toute tentative d'applaudissement, G. Sokolov scotche quelques instants la salle et accorde aux spectateurs un moment de répit. Il faudra de longues minutes d'applaudissements pour le voir revenir saluer avant l'entracte. Avec un tel personnage, timidité et discrétion n'ont d'égal que son immense talent.
La deuxième partie est composée des quatre Impromptus posthumes de Franz Schubert. Incisif sur les accords plaqués et doux sur les parties se rapprochant d'un style récitatif, G. Sokolov transforme le premier impromptu en flot harmonique continu, jonglant de la main gauche entre les parties du clavier et faisant ressortir les voix intérieures et secondaires. Le thème obsédant du deuxième impromptu est étiré au maximum afin de mieux en apprécier l'ornementation et la sonorité puissante. Le pianiste se joue véritablement de l'impromptu « Rosamunde », dans l'esprit de variation à la base de l'écriture, accentuant avec humour les piaillements en octave quitte à écraser quelques touches au passage. Il prend en revanche quelques instant de silence pour se concentrer avant le dernier impromptu. Le virtuose insiste sur l'aspect dramatique et romantique de ce morceau en soutenant plus que de mesure les silences sous-entendus par la musique et non par les seules indications. La cadence finale est épique et G. Sokolov se lève déjà pour saluer, le doigt encore sur le clavier et la touche enfoncée.