Après les concerts donnés par les orchestres résidents en ouverture de la Philharmonie de Paris, Laurent Bayle a souhaité convier en ce nouveau lieu les plus grands orchestres internationaux selon une démarche qu’il avait fait sienne avec le succès que l’on sait à Pleyel. Ainsi, après le West-Eastern Divan Orchestra qui a triomphé dans un programme de musique française dirigé par Daniel Barenboïm, c’était au tour de l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de Venezuela et de son charismatique chef Gustavo Dudamel d’être invité. Comme attendu la Philharmonie était pleine à craquer en ce dimanche après-midi, comme elle l’était déjà la veille pour un autre programme associant Beethoven et Wagner.
Force est de reconnaître qu’il y a des moments où l’exercice du commentaire touche à ses limites. Et c’était bien le cas pour ce concert tout à fait hors du commun. La première partie de ce programme était dédiée à Tres Versiones Sinfónicas de Julián Orbón, un compositeur né en Espagne mais cubain. Cette pièce, finalement assez classique pour avoir été composée en 1953, comporte trois mouvements, une Pavana moderato, un Organum-conductus, Lento, et un Xylophone, Molto vivo. Prenant pour modèle la musique espagnole du siècle d’or, Pavana triture ce modèle pour en faire un objet sonore non identifié et à mi-chemin entre Morales et Copland, notamment par son coté syncopé. La réalisation orchestrale est stupéfiante de précision, de couleur, de nuances et d’engagement. Dans la seconde partie, Orbón développe des variations avec un vrai sens de la couleur et de l’orchestration qui permet à l’Orquesta Sinfónica Simón Bolívar de briller à nouveau, notamment dans un étonnant choral de flûtes. Quant au final, on y retrouve les ruptures rythmiques et la joie de la musique afro-caribéenne portée ici à la jubilation maximale par les huit percussionnistes, l’ensemble de l’orchestre, et bien entendu Gustavo Dudamel, tous très investis dans une musique de fête qui leur est naturelle.
Mais il faut bien le reconnaître, c’est l’incroyable interprétation de la cinquième symphonie de Gustav Mahler qui a surtout fait le caractère exceptionnel de ce concert. On entend assez souvent cette œuvre au concert et beaucoup ont certaines références, discographiques ou de concerts, dans l’oreille et le cœur, notamment les interprétations de Barbirolli, Abbado, Rattle, Jansons ou Chailly. Mais il fallait ici laisser ces références au vestiaire ! L’incroyable niveau de cet ensemble décidément hors du commun, la puissance phénoménale de l’orchestre, l’engagement de chaque musicien au service d’un son d’ensemble, la parfaite lisibilité d’une partition tout de même assez touffue, l’incroyable et quasi illimitée capacité de nuances, tout dans cette interprétation concourait à un plaisir maximum de l’auditeur. Dès l’entrée de la trompette, précise et brillante dans la marche funèbre initiale, vous sentiez que vous alliez vivre un moment rare. Les tutti qui suivent ce début sont fracassants, les contrastes à chaque fois plus saisissants, les nuances prenantes et les enchaînements semblent naturels, ce qui donne au premier mouvement une force véritablement tellurique.
Mais à peine lancé le second mouvement, Dudamel et ses musiciens, concentrés et attentifs à chaque instant, repartent à la charge et instaurent un climat presque torrentiel. Les cuivres sont étincelants et précis, les bois sont sonores et charnus et la timbale impériale et tonique domine l’ensemble. Quant aux cordes, elles sonnent riches et chaudes et offrent, par moments un legato somptueux et à d’autres instants, des trémolos agités et actifs qui saisissent l’auditeur. Et quel plaisir de regarder ces jeunes musiciens souvent les yeux rivés sur leur chef avec une empathie que l’on sent évidemment réciproque. La fin du mouvement déchaîne un cataclysme sonore parfaitement maîtrisé et jamais excessif avant de s’évanouir dans un pizzicato aérien qui s’envole pour quelques secondes et avec une belle réverbération dans toute la Philharmonie.