Une fois franchi l’accueil en mode porte de prison pour retirer ses billets, et après avoir tenté de trouver un programme du récital, on prend place au parterre de la Salle Gaveau, à moitié vide à cinq minutes du début du concert. Sur scène, on aperçoit, assise devant le piano, tournant le dos à la salle, une silhouette encapuchonnée discutant avec un acolyte portant un masque chirurgical – qui se révélera être l’assistant tourneur de pages. On suppose que c’est le héros de la soirée qui procède à d’ultimes réglages.
La Salle Gaveau est éclairée pleins feux. On apprendra au début de la seconde partie que c’est le choix du pianiste, alors qu’on aura entendu maints spectateurs se plaindre à l’entracte de cet éclairage blafard fatigant, qui nuit à la concentration tant du public que de l’interprète. Mais ce soir on est venu écouter une star, et on lui pardonne tout – Ivo Pogorelich est une personnalité hors normes qu’on avait détectée dès le scandale du concours Chopin de Varsovie en 1980, quand Martha Argerich avait spectaculairement démissionné de la présidence du jury. On est venu sans préjugé, tout ouïe pour un programme, non distribué au public, mais énoncé rapidement d’une voix inaudible par une responsable de la salle. N’y cherchons pas la cohérence, prenons-le tel quel.
Le pianiste croate ouvre son récital presque timidement par le Prélude op. 45 de Chopin. On a presque peine à reconnaître cet opus solitaire de 1841, toujours accolé au disque aux 24 Préludes op. 28. Pogorelich semble hésiter, chercher ses notes, sa voie, tester son piano, jusqu’à ce que finalement le récit trouve sa cohérence.
Vont suivre les Études symphoniques de Schumann. Les adeptes de la déconstruction adoreraient sûrement le festival de sonorités auquel se livre le pianiste avec une gourmandise non feinte, soulignant tel accord, s'attardant sur tel contrechant, comme pour mieux rompre le « Schwung », l’élan schumannien. On finit par se demander si les folies du compositeur et de l’interprète ne trouvent pas ici leur point de rencontre. Si l'on comprend que beaucoup puissent détester cette approche, on avoue n’avoir pas complètement échappé aux séductions de cette déconstruction.