Jean-Marc Luisada arrive sur la scène de la Salle Gaveau de sa démarche fluide et presque sur ressort, s’assoit sur sa chaise en bois, puis change de lunettes. Mais de quel matériau sont faits les verres de cette nouvelle paire, qui lui fait voir sur la partition d’incroyables détails, ajoutant un temps ici, en retranchant un autre là, ajustant un doigté qui en brisant à demi une liaison la fait ressortir d’autant plus ? Au cours d’un récital au cœur de son répertoire, l’artiste a livré une véritable leçon de piano et de musique, alliant à une technique unique une musicalité inimitable.
Les quatre nocturnes enchaînés qui ouvrent le récital dessinent des atmosphères lunaires où la rêverie coule avec limpidité. Alternant Chopin et Fauré en jouant habilement sur les tonalités dans l’ordre des pièces (sur le moment on a l’impression que le début du Nocturne op. 63 n° 6 de Fauré est la suite de l’op. 27 n° 2 de Chopin), Luisada ménage une progression de la présence de la basse. D’abord très lointaine, elle enfle insensiblement pour donner plus de corps aux numéros, sans jamais étouffer le discours.
La virtuosité de Jean-Marc Luisada a ceci de particulier que cet homme semble ne pas être soumis à la gravité comme tout un chacun. Newton peut se retourner dans sa tombe : plus le pianiste lève le bras haut en amont, plus la note jouée est incroyablement douce, à tel point que le seul fait de poser un doigt sur l’instrument semble donner vie au piano, d’où émanent des sonorités à la limite du pensable par rapport au principe des cordes frappées. Cela s’explique par la souplesse superlative du musicien, pour qui chaque note part du bras, voire de l’épaule, pour passer dans le poignet, puis le doigt, et enfin la phalange. À l’image de la palette considérable de détachés déclinée au cours de l’Andante et variations Hob XVII:6 de Haydn, depuis l’effleurement d’une plume jusqu’à l’attaque de serres acérées, chaque rouage de l’anatomie a son rôle à jouer, et cela rend possible une infinité d’univers sonores.
L’éloquence du phrasé de l’artiste permet d’en explorer une myriade, et l’on devine que ce n’est qu’un aperçu de tout ce qu’il peut livrer, tant il ne peut tout déployer en un seul récital. Ralentis de l’espace et fulgurances supersoniques se mêlent dans une narration qui absorbe l’auditeur dès la première note. Tous ces choix osés définissent une liberté d’interprétation fabuleusement éloquente. Celle-ci s'exprime notamment dans la Mazurka op. 56 n° 3 de Chopin, avec ses harmonies propices à l’imaginaire exotique rappelant la Ballade du Roi de Thulé de Gounod, et dans la Berceuse op. 57, dont l’ostinato de la main gauche est une caresse apaisante. Paradoxalement, même dans les passages les plus véloces, Luisada semble toujours prendre le temps de jouer les notes : une main quitte le piano dans un geste d’une souplesse exquise alors que le flux tourbillonne toujours, puis revient avec une application extrême pour faire ressortir un motif que l’on n'entend jamais… Si la gravité est mise en cause, la théorie de la relativité est ici manifeste !