Ce n’est certainement pas la recherche d’un succès facile qui a conduit Peter de Caluwe à inaugurer la saison de La Monnaie par une nouvelle production de La Dame de Pique, œuvre ambitieuse et complexe, et somme toute assez rarement montée.
Le puissant opéra que tira Tchaïkovski de la nouvelle éponyme de Pouchkine met en évidence de façon exacerbée la force incoercible que peut revêtir la passion – le compositeur ayant été bien aidé par le livret de son frère Modeste, qui greffa une sérieuse couche mélodramatique sur le texte d’origine en y ajoutant l’impossible histoire d’amour de Hermann et Lisa et leur fin tragique. On trouve ici autant la passion amoureuse qui frappe les protagonistes (et qui finira par déraper jusqu’à les détruire moralement et les pousser au suicide) que la passion malsaine du jeu vue comme une addiction glauque et sans issue, une descente aux enfers qui ne peut se terminer que par la folie et la mort. L’approche de Tchaïkovski dans le traitement du sujet est remarquable, avec une mise en exergue digne de Verdi et Wagner de l’extraordinaire force de ces sentiments extrêmes et irrépressibles qui dévorent les protagonistes (amour, jalousie, mais aussi la folie de Hermann et son obsession de s’enrichir par le jeu pour s’élever socialement) et que ne peut comprendre ni encore moins approuver une société largement engoncée dans ses conventions.
Si les frères Tchaïkovski avaient transposé l’action de la nouvelle de Pouchkine des années 1830 vers la fin du règne de Catherine la Grande, le jeune metteur en scène hongrois David Marton la situe loin des ors et des fastes des palais de l’aristocratie pétersbourgeoise du XVIIIe siècle finissant pour l’insérer dans un univers évoquant la dernière décennie de l’Union soviétique (et de ses pays frères). La représentation se déroule principalement dans un décor faisant la part belle a de massives colonnes et des parois de béton grisâtres et décaties, à peine égayées par la note de couleur qu’apportent les garde-corps rouges des escaliers. On pourrait se croire dans une triste station de métro ou un abri anti-atomique également délabrés. On y trouvera même des personnages proposant ces biens rares et convoités qu’étaient à l’époque les transistors et les bas nylon, qu’ils extraient de sacs modèle Tati. De même, les personnages sont habillés à la mode socialiste de l’époque : peu élégante et rarement seyante, le plus souvent terne mais parfois étonnamment colorée et toujours aisément reconnaissable. Abstraction faite de quelques tics peu concluants (comme la présence récurrente d’un pianiste sur la scène ou celle de trois clochards avinés prenant place devant le joli rideau bleu ciel durant les changements de décor), la mise en scène, dont on aura compris qu’elle ne respire pas exactement la joie, se montre souvent convaincante aussi bien dans les moments tendus et dramatiques que dans les scènes de divertissement (la Romance de Polina, le bal masqué) qui apportent des moments de détente particulièrement bienvenus.