La première fois que j’ai entendu sa voix – quand elle présenta le premier disque de Moriarty sur France Inter il y a quelques années –, mon oreille en a été comme hypnotisée. Quand l’œil est aussi invité à suivre le dernier spectacle (au sens littéral) de Rosemary Standley, Love I Obey, l’auditeur se rend vite à l’évidence qu’il est convié à autre chose qu’à la seule tournée d’un nouveau disque : le concert se mue en œuvre d’art totale, grâce à une conception d’ensemble puissante et à une complicité parfaite des musiciens.
Dans la pénombre de la Chapelle de Trinité, les premières notes du théorbe de Bruno Helstroffer retentissent – on ne sait d’où, c’est comme un parfum qui flotte dans l’air sans qu’on puisse en distinguer précisément la source. Et pour cause : la chanteuse et son accompagnateur se rapprochent de la scène par la longue allée centrale, traversant la nef. Sur les derniers mètres de cette envoûtante et mystérieuse procession sont entamées les notes de What If A Day de Thomas Campion, dont le chant s’achève en bas de la scène. Les ombres entourant l’interprète éclairée par une seule bougie construisent un univers façon de La Tour en parfaite concordance avec le morceau baroque.
Un fondu-enchaîné avec le clavecin de l’excellente Elisabeth Geiger et de Martin Bauer à la viole de gambe – The Bob of Dumblane in Orpheus Caledonius, mis en musique par William Thomson – assure une habile transition. Rosemary Standley se tient sur la droite du plateau, à côté d’une chaise d’antiquaire. Cet élément qui détermine le décor d’un salon n’est ni baroque, ni précieux, ni Louis XV : associé à la somptueuse robe Empire bleu pâle de la chanteuse, il nous situe dans une antiquité indéterminée et onirique qui correspond à la nature de ce concert. Son déroulement n'est pas qu'une simple alternance entre morceaux baroques et chansons folkloriques de langue anglaise ; c'est en même temps qu'on habite les deux esthétiques, opposées au premier regard seulement. Et regard il y a, tout autant qu’ouïe : c’est en se déplaçant sur scène, tantôt debout, tantôt assise, que Rosemary Standley compose, défait et recompose des peintures vives dans une évidente esthétique du tableau.
La deuxième pièce vocale (Bruton Town) nous enlève dans l’univers du conte : la voix parlée de Rosemary Standley est tout aussi sonore et envoûtante quand elle présente cette histoire tragique adaptée de Boccace par Cecil J. Sharp, avant de la chanter. Hush-you-bye, berceuse folk, fait apparaître l’image de la mère, aussitôt remplacée par celle d’une chanteuse de bar écossais, qui porte cinq chopes à la fois : I once loved a lass.
Mélancolique, la narration à la première personne de Wagoner’s lad semble faite par une jeune fille frêle qui décrit avec émotion la séparation d'avec son amant, façon Roméo et Juliette de petit village. C’est là que sont révélés de beaux aigus, un peu moins fréquents dans ce répertoire : ils sont expressifs, touchants. J’en veux pour preuve l’intervention d’un bébé –magnifiquement sage par ailleurs – depuis le fond de la Chapelle, qui répond à la chanteuse à la même hauteur de son dans un petit gazouillis émerveillé ; un pathétique diaphane, on dirait fait exprès, tellement il concorde avec le trémolo du théorbe.