Il ne m’appartient pas de savoir exactement à quoi tient la supériorité des pianistes espagnols dans Granados, mais entre autres choses, ils en possèdent naturellement l’idiome… Attention cependant à ne pas en contaminer le reste du répertoire ! Ce soir, même Chopin avait goût d’huile d’olive, la moindre Nocturne se payant des airs d’Alborada. Pour l’occasion, les lumières de la Salle Gaveau se sont teintées d’orange afin de mieux accueillir cette déferlante madrilène.
Quelques accords aérés en guise de portique dans le Nocturne opus posthume : on ne leur prête manifestement aucun sens mélodique particulier. La suite est d’une langueur extrême, heureusement rehaussée d’une forte brillance des timbres. Extrême tension des phrasés dans la première Ballade de Chopin. Luis-Fernando Pérez nous fait tendre l’oreille à la recherche des refrains bien connus, qu’il prend un malin plaisir à tracer comme la plume au vent, et pianissimo par-dessus le marché ! La question du rubato chopinien est résolue localement, mais déjouée sur le plan global. La perte de fluidité est inévitable. Le pianiste n’hésite d’ailleurs pas à figer sa course au zénith – certes, avant de basculer dans un tout-schuss vertigineux. De manière générale, on retient les rênes pour n’accélérer qu’en lieux sûrs. Mais connaissant les possibilités du pianiste, on sait qu’il s’agit moins de prudence dissimulée que d’un credo expressif, sinon d’une coquetterie.
Les deux Nocturnes suivantes nous rapprochent de l’impressionnisme. Après une lourde bruine dans la première des opus 27, on passe subitement du coq à l’âne. Luis Fernando Perez fait papillonner la mélodie en fin de phrase, abandonnant passagèrement le legato : le pathos est écarté d’un revers de main. Décidément, Luis-Fernando Pérez joue Chopin comme il interpréterait Mompou. Surimposant au texte ses marottes, sa sophistication naturelle, le phrasé est volontiers anguleux, ancré dans l’instant. Les arpèges s’inspirent éhontément du strumming, du « rascar » le plus castillan. Etrange résultat, encore qu’il a le mérite d’assumer pleinement cette position : rien n’est fait à moitié. Si l’on passe tout de même un bon moment, ce type de gourmandise n’est de toute évidence pas consensuel.