« Le Voyage d’hiver est l’un des grands chefs-d’oeuvre de la tradition européenne. Est-ce lui rendre justice que de l’exécuter comme nous le faisons aujourd’hui, dans une salle souvent trop grande avec deux messieurs en habit et un piano Steinway ? » Tel est le constat de départ qui en 1993 a conduit Hans Zender à écrire son “interprétation composée”. Amener un public nouveau vers le Winterreise, dérider le dilettante, tous les prétextes sont bon pour abonder dans le sens de cette initiative. Mais une fois passé la séduction sonore des acmés orchestraux, que reste-t-il qui hante vraiment la mémoire ?
Décrite comme « totalement inintéressante, hormis du point de vue commercial » par Matthias Goerne, l’idée initiale est pourtant défendable en soit : transmuer le sang et la bile Schubertienne en un soyeux tissu orchestral, plus aisément appréhendable du grand public. Rappelons que dans les 150 dernières années est apparue toute une gamme de lieder de Schubert orchestrés par Brahms, Liszt (Erlkönig ci-dessous), Reger, Webern. Mais le chemin que prend le compositeur et chef d’orchestre allemand sera tout autre. Plutôt que de donner vie en bonne et due forme à tout ce que la musique de Schubert contient de germes symphoniques, Hans Zender a voulu créer de toutes pièces un objet de l’esprit.
Parlant de son oeuvre comme d’une « transformation créatrice » , Zender explique volontiers sa démarche. Faite de « processus formels soumis à une discipline rigoureuse » , il y est question de permutation des timbres, ainsi que d’une fluidification du récit via l’ajout de préludes et de postludes. C’est oublier que la transformation du son du piano en polychromie orchestrale n’est pas une science exacte, et qu’aucun raisonnement systémique ne remplacera le jugement de l’oreille. Pas étonnant que l’orchestration résultante soit inégale. L’usage compulsif de la Klangfarbenmelodie fatigue rapidement ; on “zappe” constamment d’univers sonore. Au lieu de soutenir le dramatisme et de renforcer les ruptures naturelles de l’oeuvre, l’éparpillement des sons dans l’espace coupe les phrases dans leur élan. Seulement voilà, ce dont Hans Zender parle comme de « violences existentielles » est perçu comme maladresse.
Alors bien sûr, il y a aussi quelques franches réussites. Les premières mesures de Die Wetterfahne, en sont, merveilleusement figuratives. Fusant de concert avec la machine à vent, la petite harmonie s’y adonne à des bruissements, chuintements et sifflements aussi inspirés que stylistiquement défendables. De même, la coulée labile des premières mesures de Der Lindenbaum, pris à la guitare, laissent augurer une réelle transfiguration. Mais c’est sans compter un développement, amorphe, manquant d’alacrité rythmique.
Pourtant, quelques gemmes raffinés éclatent de-ci de-là : l’harmonie rustique des premières mesures de Das Wirtshaus, le contrechant acidulé du hautbois dans Die Krähe, l’utilisation de ce qui sonne comme un cor naturel dans le thème plaintif de Wasserflut. Tout cela vient à point nommé corroborer le récit. Enfin, après avoir fait swinguer le début d’Auf dem Flusse, au rythme d’un claquement de doigt, Hans Zender ne se dérobe pas au gonflement orchestral attendu dans la reprise forte du thème (écouter dans l’extrait vidéo ci-dessous).
Difficile de masquer sa propre perplexité devant l’inanité de certains artifices d’écritures, allant de l’abscons – pourquoi cet usage généralisé du marimba ? – au purement décoratif. Comme pour rentabiliser les pupitres de cordes, l’oeuvre est peuplée de tressaillements et autres tapotements d’archets. Côté nomenclature, autant l’accordéon apporte une bienvenue touche populaire, autant les interventions du marimba dépareillent tout bonnement les alliages orchestraux. De manière générale, il y a alternance frénétique entre la rondeur des timbres du quatuor à cordes, et les couleurs criardes des cuivres en sourdine.