Il n’est vraiment pas très fréquent de voir monter sur scène un artiste de 91 ans. En soi, c’est presque un miracle, un moment de grâce qu’on ne vit qu’une fois ou deux. Le 2 juillet, au beau milieu d’une semaine caniculaire, le Wigmore Hall accueillait Menahem Pressler, pianiste considéré comme une légende vivante, aux côtés de Matthias Goerne, baryton certes moins âgé mais lui aussi tout à fait prisé. Ils présentaient un programme Schumann, intimiste et sentimental sans être jamais mielleux et encore moins ennuyeux. Une escapade musicale absolument envoûtante, pleine de tendresse et de mélancolie, offerte par deux musiciens à la sensibilité bouleversante.
La soirée initialement prévue en deux parties se voit finalement amputée de l’entracte pour ne former qu’un flux continu de musique. Pour commencer, c’est le Dichterliebe op. 48 (1840), en français « Les Amours du poète », qui est interprété. Ce cycle de 16 Lieder sur des textes de Heinrich Heine décline les états d’âme d’un amant tour à tour exalté par le sentiment amoureux, puis déçu, torturé par la force de ses émotions diverses et violentes, et enfin désillusionné, plein de lassitude et d’amertume. De la première à la dernière note, la voix de Matthias Goerne s’élève avec une aisance proche de la perfection ; son timbre sublime, d’un moelleux infini, caressant et charnu, lumineux et profond, est magnifiquement contrôlé, sans que l’effort transparaisse un instant. Avec le plus grand naturel, chaque mot est chanté de façon expressive, une expressivité témoignant conjointement du sens et de la musicalité du mot. Il va sans dire que l’articulation de Matthias Goerne est irréprochable, ce qui rend les poésies allemandes fascinantes même pour les mélomanes qui ne comprennent pas cette langue. La limpidité de l’écriture de Schumann rend son discours universellement touchant, surtout lorsqu’il est porté par un interprète aussi exceptionnel.
Menahem Pressler n’est pas n’importe quel accompagnateur, bien évidemment. A peine a-t-il posé les mains sur le clavier qu’on est submergé par l’émotion, par l’émotion qui est en lui et qui jaillit dans ses doigts pour instantanément envahir toute la salle. Son jeu est émaillé d’une multitude d’intentions musicales, variées, subtiles, excellentes dans leur agencement et révélant une inventivité et une inspiration sans failles. On sent de la malice chez Menahem, une envie de jouer plus forte que tout (ce qui ne fait qu’un avec son immense musicalité), mais surtout une sensibilité énorme, perceptible partout, dans son toucher, son phrasé, sa concentration, son regard très vif et mobile. C’est dans les Lieder tristes et lents que la magie de la rencontre Matthias Goerne/Menahem Pressler opère le mieux : « Hör’ich das Liedchen klingen », extrêmement calme et émouvant, « Am leuchtenden Sommermorgen », que le baryton termine d’une voix blanche, complètement captivante… Mais les passages plus animés ne sont pas moins convaincants, par exemple « Aus alten Märchen » qui permet à Matthias Goerne de faire preuve de théâtralité jusque dans sa gestuelle.