Au sortir de la grande guerre, alors à peine âgé de 23 ans, le compositeur allemand Erich Wolfgang Korngold propose son troisième opéra Die tote Stadt (La Ville morte) inspiré de l’œuvre de Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte. L’amour perdu, passé idéalisé devenu concurrent du présent, empoisonne l’esprit de Paul et l’empêche d’apprécier les possibilités que la vie lui offre. L’intrigue simple voire bourgeoise offre pourtant au compositeur l’occasion d’un traitement postromantique et symbolique qui rencontrera un vif succès de son vivant. Pour la première fois sur les planches du Capitole, la production lancée en 2010 à l’Opéra de Lorraine était amenée à exposer ces questionnements métaphysiques au public toulousain. Toutefois, cette nouvelle mise en scène atténue largement la noirceur de la pièce originale.
Le plateau vocal est équilibré et malléable, rendant parfaitement l’intrigue dans laquelle il aurait pu être piégé. Ainsi Paul (Torsten Kerl) n’offre-t-il pas qu’une voix puissante de ténor souffrant mais aussi, selon les passages, une voix déchirée ou dépassée, noyée par un orchestre figurant ses hallucinations redondantes. Le respect du texte est au cœur de la performance à l’instar du « Sie ist schön » rendant vivante sa défunte Marie. Marietta/Marie (Evgenia Muraveva) se hisse à la hauteur de son homologue et rend la vitalité d’un personnage à la fois roublard et attachant. Son exercice vocal est puissance mais sans excès, habilement en retrait lorsque nécessaire et déployée sur les moments-clefs. Les soutiens de Frank (Matthias Winckhler) et Brigitta (Katharine Goeldner) sont notables mais leurs voix manquent de projection. C’est sans doute celui du « Pierrot » (alias Fritz, Thomas Dolié) désigné par Marietta qui est le plus impressionnant, avec une voix de baryton très profonde et amenant à l’introspection. Tous vêtus d’un accoutrement coloré et volontairement décalé, pensé contre les costumes d’époque bien propres des personnages principaux, la troupe se livre à une danse désarticulée, entre zombiewalk et bacchanale. Lorsque Marietta rejoint sa troupe composée de Lucienne (Julie Pasturaud), Gaston (Antonio Figueroa) et du Comte Albert (François Almuzara), le trio des seconds rôles, assez inégal et peu audible, est heureusement rapidement porté par les chœurs pour un rendu collectif très massif.
La mise en scène de Philipp Himmelmann suit la simplicité de l’intrigue tout en cherchant à explorer l’espace du théâtre et à ne pas sombrer dans le statisme ni l’excès d’introspection. Ceci est permis par des décors à la fois sobres et intelligemment pensés (Raimund Bauer). L’intérieur de l’habitat de Paul, fait d’un simple fauteuil portant une vieille soie blanche et accompagné d’une lampe à abat-jour rouge est ainsi dupliqué en six box identiques. Ils vont chacun être attribués à un personnage différent, voire correspondre à d’autres réalités. Cette multiplication d’interfaces permet une superposition des dimensions, accentuant la confusion entre le réel et les visions de Paul. Enfin, cette fragmentation renforce les oppositions entre caractères, aidée par un jeu subtil des couleurs et des lumières (Gerard Cleven).