On ne saurait que saluer un tel choix de programmation : Stéphane Lissner, en souhaitant honorer la musique chère à Boulez, d’une modernité encore éclatante mais tenue pour rebutante aux yeux du grand public, a eu raison de vouloir rappeler que le mésestimé Wozzeck demeure une œuvre musicale majeure de ce début de XXème siècle, ainsi qu’un mythe littéraire et politique vibrant d’actualité.
Sous la baguette avisée de Michael Schønwandt, l’Orchestre de l’Opéra s’empare avec l’expressivité outrée, nécessaire, du texte, souligne avec intelligence sa rudesse, ses accents schönbergiens d’étrangeté (re)devenue familière, et l’ancrage romantique, presque brahmsien, de son lyrisme. Ses montées et baisses abruptes de tension, son usage raisonné mais vigoureux des nuances parviennent à rappeler le magma orchestral wagnérien, omniprésent, englobant, sans pour autant recouvrir outre-mesure des voix dont on attend des sonorités tout autres.
Tout juste pourra-t-on regretter qu’elles ne s’aventurent que prudemment sur le terrain, attendu mais risqué, du sprechgesang, ou que le pourtant excellent Chœur d’enfants, peu rompu à l’exercice, n’y trouve visiblement pas la résonance souhaitée, faute de rythme et de prononciation adéquats. Mais force est d’admettre que la distribution ne déçoit pas. Les belles partitions des ténors Nicky Spence (Andrès), Stephan Rügamer (glacial Capitaine) de Rodolphe Briand (fou cohérent) et surtout du folâtre Štefan Margita (inénarrable Tambourmajor) sont réjouissantes, et celles des basses et barytons volontairement moins éclatantes (les compagnons de Mikhail Timoshenko et Tomasz Kumiega) voire un peu effacées (le Docteur, ce soir-là un brin en deçà, de Kurt Rydl). Et si la Margret d’Eve-Maud Hubeaux, aux répliques minimales, semble un peu absente, c’est aussi parce que Gun-Brit Barkmin est une Marie particulièrement incarnée. Vocalement sans reproche, très épurée dans ses aigus, elle s’approprie également avec une sensibilité et un sens de l’abnégation rares ce rôle difficile d’approche avec une humanité admirable. Le Wozzeck de Johannes Martin Kränzle, hagard, parcourt la scène dans un désespoir rentré, parle d’une voix pure et lisse, mais laisse son regard trahir la folie à l’œuvre.